Que veut dire " traduire" ?
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0:00 - 0:18[MUSIQUE GENERIQUE]
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0:18 - 0:20La conversation scientifique,
par Etienne Klein. -
0:33 - 0:36Aujourd'hui, que veut dire "traduire"?
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0:43 - 0:45Etienne Klein: Grand lecteur
et grand traducteur, -
0:45 - 0:49Valéry Larbaud était entouré de livres
qu'il avait fait relier dans une couleur -
0:49 - 0:52qui était fonction de la langue
dans laquelle ces livres étaient écrits : -
0:53 - 0:57les romans anglais étaient reliés en bleu,
les espagnols en rouge, -
0:57 - 0:59les allemands en vert, et ainsi de suite.
-
1:00 - 1:03Il s’agissait de donner à voir
que les langues ne sont pas neutres, -
1:03 - 1:07qu’elles colorient les textes d’une façon
si singulière et si intense -
1:07 - 1:09qu’aucune œuvre ne peut être considérée
-
1:09 - 1:11comme indépendante
de sa langue originelle. -
1:12 - 1:16Pourtant, bien sûr, des transformations
en forme de passerelles sont possibles, -
1:16 - 1:20mais elles relèvent toujours
d’une opération délicate : la traduction. -
1:21 - 1:24"Tout le travail de la traduction,"
écrivait le même Valéry Larbaud, -
1:24 - 1:26"est une pesée de mots.
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1:26 - 1:30Dans l’un des plateaux nous déposons
l’un après l’autre les mots de l’auteur, -
1:30 - 1:34et dans l’autre nous essayons tour à tour
un nombre indéterminé de mots -
1:34 - 1:37appartenant à la langue
dans laquelle nous traduisons cet auteur, -
1:37 - 1:41et nous attendons l’instant
où les deux plateaux seront en équilibre". -
1:41 - 1:43Fin de citation.
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1:43 - 1:46Mais est-ce bien ainsi qu'il faut
concevoir la traduction? -
1:46 - 1:51Une opération de pesée toute en finesse,
à la fois rigoureuse et littéraire? -
1:51 - 1:52Ce qui est certain,
-
1:52 - 1:56c'est que la traduction n'est nullement
un petit événement inoffensif -
1:56 - 1:58qui serait accessible à coups
de petits logiciels. -
1:59 - 2:02Elle est toujours une authentique
activité intellectuelle, -
2:02 - 2:05une sorte de savoir faire
avec les différences, -
2:05 - 2:10de jeu subtil avec les mots, les phrases,
le sens, les rythmes, les idées. -
2:10 - 2:15Traduire, c'est en somme pomper des ombres
provenant d'horizons divers. -
2:16 - 2:18Il n'y a pas une, mais des langues:
c'est un fait. -
2:19 - 2:21Dès lors, comment construire
un monde commun, -
2:21 - 2:24un monde où chacun soit capable
de parler à n'importe qui -
2:24 - 2:25et de s'en faire comprendre.
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2:26 - 2:27On voit bien qu'il y a deux écueils:
-
2:28 - 2:30le premier, c'est la globalisation
des échanges, -
2:30 - 2:33qui nous porte à parler une espce
de "globish" pauvre, -
2:33 - 2:34sans âme, sans génie,
-
2:35 - 2:39une sorte de désesperanto qui lui-même,
nous pousse vers une culture universelle, -
2:39 - 2:41plate, et tristement homogène;
-
2:42 - 2:46le second, c'est la juxtaposition
de communautés linguistiques étanches, -
2:47 - 2:50repliées dans leurs surdités
et figées dans leurs identités. -
2:50 - 2:52Comment éviter ces deux pièges?
-
2:53 - 2:57En comprenant que la diversité des langues
est une richesse, qu'elle est une chance, -
2:57 - 3:00mais à condition, bien sûr, de traduire.
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3:00 - 3:03D'où la question que va aborder aujourd'hui
notre conversation scientifique: -
3:04 - 3:06Que veut dire "traduire"?
-
3:06 - 3:09Et pour répondre à cette question,
j'ai invité Barbara Cassin: bonjour. -
3:09 - 3:11B. Cassin: Bonjour.
EK: Bonjour, vous êtes philosophe -
3:11 - 3:14et philologue,
directrice de recherches au CNRS -
3:15 - 3:19et vous publiez Eloge de la traduction
Compliquer l'universel, -
3:19 - 3:21livre paru chez Fayard,
-
3:21 - 3:24et ma première question porte
sur la couverture. -
3:24 - 3:28Que représente-t-elle? On voit
un panneau avec des lettres, des signes. -
3:28 - 3:35BC: Oui, c'est un panneau d'école
qui indique l'Ecole des Dunes. -
3:35 - 3:40L'Ecole des Dunes, c'était l'école
qui a été faite à Calais, et ce panneau, -
3:41 - 3:42ce qu'il y a d'extraordinaire ...
EK Dans la Jungle? -
3:42 - 3:45BC Dans la Jungle, zone sud.
-
3:45 - 3:47Et ce panneau,
ce qu'il y a d'extraordinaire -
3:47 - 3:50-- c'est moi qui ai pris la photo --
c'est qu'il est dans un No Man's Land, -
3:50 - 3:54parce qu'il subsiste seul
après le démantèlement. -
3:54 - 4:00Et donc, on voit un paysage désertique,
avec de temps en temps -
4:00 - 4:04une chaussure qui émerge, ou une poupée
et des ordures en train de brûler, -
4:05 - 4:07avec une grande flèche rouge.
-
4:07 - 4:11Et ce panneau indique "école"
dans un grand nombre de langues, -
4:11 - 4:18pas seulement l'anglais, mais aussi
de l'urdu, de l'arabe, 6 ou 7 langues -
4:18 - 4:22qui étaient les langues parlées
par les migrants dans cette Zone. -
4:22 - 4:27Et donc, c'est une flèche vers le vide,
le vide qui est notre accueil, -
4:27 - 4:31qui est notre manière d'accueillir
ces gens qui parlent diverses langues, -
4:31 - 4:36Sauf que, sauf que quand j'y suis allée,
le démantèlement venait d'avoir lieu, -
4:36 - 4:39mais l'école n'avait pas été démolie,
elle est toujours là, -
4:39 - 4:42et cette Ecole des Dunes,
il y avait des enfants -
4:42 - 4:46qui apprenaient et qui travaillaient
avec des enseignants. -
4:47 - 4:52Et personne ne pouvait croire
qu'il y avait encore quelque chose, là. -
4:52 - 4:56Mais si: il y avait encore
quelque chose là et c'est ça, au fond, -
4:56 - 5:00qui m'a donné le seul espoir
que j'ai pu avoir dans cette visite. -
5:01 - 5:03EK: Et cette école
qui continue à fonctionner, -
5:03 - 5:05alors qu'alentour,
c'était presque le désert. -
5:05 - 5:09BC: Oui, et que des voitures noires
se sont arrêtées pendant que j'y étais, -
5:09 - 5:12des hommes bien mis en sont sortis,
avec cravate, -
5:12 - 5:16et ils ont commencé par me demander
si j'étais journaliste. -
5:16 - 5:18J'ai dit: "Non, je suis philosophe,"
ça fait bizarre. -
5:18 - 5:22Et puis, ils ont passé la tête
dans l'école, -
5:22 - 5:24en s'attendant à ce qu'il n'y ait
plus rien ni personne. -
5:24 - 5:26En fait, il y avait donc des enfants
en train de travailler. -
5:27 - 5:31Et je leur ai demandé -- j'ai compris
qu'ils étaient des officiels, je crois, -
5:31 - 5:33le nouveau sou-préfet,
et je lui ai demandé: -
5:33 - 5:37"Bien entendu, vous avez organisé
le ramassage scolaire?" [RIRES] -
5:37 - 5:40EK Mais vous y étiez allée
pour voir cette école, -
5:40 - 5:42ou vous l'avez découverte
pour d'autres raisons? -
5:42 - 5:45BC: J'y suis allée à l'invitation
d'un certain nombre d'associations -
5:45 - 5:48et un livre a été produit,
qui s'appelle Décamper, -
5:49 - 5:51avec -- à l'invitation, par exemple,
de Samuel Lequette -
5:51 - 5:55qui a dirigé ce livre collectif.
-
5:56 - 6:00Et donc, j'étais allée voir, comprendre,
tenter de comprendre. -
6:00 - 6:02EK: Alors dans ce livre,
Eloge de la traduction, -
6:02 - 6:04vous abordez plusieurs problèmes,
notamment, -
6:04 - 6:06comment nous considérons
la langue de l'autre -
6:06 - 6:07quand nous ne la comprenons pas.
-
6:07 - 6:10Alors, en français, on dit:
"C'est du chinois" ou "c'est de l'hébreu," -
6:10 - 6:13ça dépend, en arabe, on dit que c'est
du persan ou de l'hindi, -
6:14 - 6:16en hindi, on dit que c'est du tamoul,
etc. -
6:16 - 6:18BC: Oui
EK: c'est-à-dire que chaque langue -
6:18 - 6:20en incrimine une autre,
ou plusieurs autres, -
6:20 - 6:22comme radicalement étrangères.
BC: Absolument. -
6:23 - 6:26EC: Est-ce que ça veut dire qu'on est
portés toujours à considérer que -
6:26 - 6:29sa langue maternelle,
c'est la meilleure langue possible? -
6:29 - 6:32BC: Si on est grec, grec ancien, oui.
-
6:32 - 6:37Moi, je suis helléniste et pour moi,
ce qui est très clair, -
6:37 - 6:42alors que bon, le grec est une langue
absolument magnifique -
6:42 - 6:45et les textes en grec ancien
sont des textes, je crois, -
6:45 - 6:47dont tout le monde peut avoir besoin.
-
6:47 - 6:50Je veux dire, un texte comme
La métaphysique d'Aristote, -
6:50 - 6:52qui commence par: "Tous les hommes
désirent naturellement savoir," -
6:52 - 6:54mais vous en avez besoin, comme moi, bon.
-
6:55 - 6:59Hé bien, ce qu'il y a là dessous,
malgré tout, -
6:59 - 7:02c'est une appropriation de l'universel.
-
7:02 - 7:04C'est-à-dire que les Grecs
appelaient logos -
7:04 - 7:08ce que les Latins ont traduit
très justement, par ratio et oratio, -
7:09 - 7:12raison et discours.
EK: Donc, il y a deux sens, pour le même - -
7:12 - 7:13BC: Ben, c'est u... c'est le même, voilà.
-
7:14 - 7:16Et c'est même ça, le problème, c'est
que ce soit le même sens. -
7:16 - 7:18C'est-à-dire que le logos
que parlaient les Grecs -
7:19 - 7:21soit aussi la raison universelle.
-
7:21 - 7:23C'est ça que j'appelle
"appropriation de l'universel." -
7:23 - 7:27Moyennant quoi, ce lui qui parle et
qu'on ne comprend pas, quand on est grec, -
7:27 - 7:30c'est un barbare
qui fait "bla bla bla". -
7:30 - 7:33C'est-à-dire qu'il est
non intelligible. -
7:33 - 7:35Peut-être qu'il ne pense pas vraiment,
-
7:36 - 7:39en tout cas, il ne parle pas vraiment
quand il ne parle pas comme vous. -
7:40 - 7:41EK: Donc les Grecs
ne parlaient pas une langue, -
7:41 - 7:43mais ils parlaient la langue,
-
7:43 - 7:45BC: Ils parlaient la langue: ils étaient,
comme dit Modigliano, -
7:45 - 7:47fièrement monolingues.
-
7:47 - 7:52EK: ça veut dire que le verbe traduire
n'existait pas en grec ancien? -
7:52 - 7:54BC: Et bien non, vous voyez bien
comment il est fait, -
7:55 - 8:00c'est un verbe latin, tra-ducere,
conduire en face ou faire traverser. -
8:00 - 8:06Bon, et en latin -- en grec, il y avait
beaucoup de candidats, mais a posteriori, -
8:06 - 8:07pour le mot traduire.
-
8:07 - 8:12L'un des premiers candidats, c'est
hermeneuein qui a donné "herméneutique" -
8:12 - 8:15et qui a été traduit en latin
par interpretari. -
8:16 - 8:22Le De Interpretatione d'Aristote,
c'est le Peri hermeneias, bon. -
8:22 - 8:25Donc vous voyez que ça ne veut pas dire
d'abord traduire, -
8:25 - 8:27ça veut dire quelque chose comme
"interpréter". -
8:27 - 8:30C'est d'ailleurs le sens
que ce mot "traduire" -
8:30 - 8:33a aussi, littéralement, en arabe.
-
8:33 - 8:38Et dans l'exposition que je fais
à Marseille, "Après Babel, traduire", -
8:38 - 8:45le premier texte de salle, c'est un texte
qui est en chinois, en arabe, en anglais, -
8:45 - 8:47parce qu'il le faut de toute façon,
et en français. -
8:48 - 8:51Et à chaque fois, bon, il y a
le mot "traduire" dans la première phrase, -
8:52 - 8:53dans -- chacun dans sa langue.,
-
8:53 - 8:57Et ensuite, je fais comme un espèce de
codicille, si vous voulez, -
8:57 - 8:59ou de note, mais en haut de page,
-
8:59 - 9:02qui indique ce que veut dire littéralement
"traduire" dans cette langue. -
9:02 - 9:04Donc, en arabe, ça veut dire interpréter
-
9:04 - 9:08et en chinois, ben Fānyì, ça veut dire
"retourner un tissu", -
9:09 - 9:11"échanger" et "retourner un tissu".
-
9:11 - 9:15Et il y a une très belle phrase
d'un maître chinois, qui dit: -
9:15 - 9:20"Voilà, traduire, c'est retourner
un tissu, retourner une soie brodée -
9:20 - 9:24et se rendre compte que la fleur
du dessous n'est pas celle du dessus. -
9:25 - 9:28Donc, vous voyez, c'est même
un autre geste technique qui est enclos. -
9:29 - 9:31EK: Alors, on ne fait pas que
traduire des langues, -
9:31 - 9:32on peut aussi traduire en justice.
-
9:33 - 9:34D'où vient que ce soit le même mot?
-
9:35 - 9:38BC: Porter vers, vous transportez devant.
-
9:38 - 9:41EK: Une traduction des actes
vers un autre langage, -
9:41 - 9:42qui est celui de la loi, par exemple?
-
9:42 - 9:47BC: Absolument, oui, enfin,
vous transportez aussi un accusé -
9:47 - 9:50devant les juges,
vous traduisez en justice. -
9:51 - 9:54Ce n'est pas seulement l'acte,
c'est la personne même -
9:55 - 9:57qui est mise devant ses juges.
-
9:58 - 9:59Mais vous traduisez
-
9:59 - 10:02--traduire a une métaphorique
immensément large -- -
10:02 - 10:05vous traduisez des sentiments, vous --
-
10:05 - 10:07EK:: Bon, quand on dit "traduire"
pour ce qui est du langage, on pense -
10:07 - 10:09à une traduction de phrases, de mots,
BC: absolument. -
10:10 - 10:12EK: mais il y a aussi un rythme
dans les phrases. -
10:12 - 10:14Comment est-ce qu'on fait
pour traduire un rythme, par exemple, -
10:14 - 10:17le fait qu'en allemand,
on mette le verbe à la fin, -
10:17 - 10:19est-ce que ça change le rythme
des conversations? -
10:19 - 10:22BC: Ça change non seulement le rythme,
mais ça change même la manière de penser; -
10:23 - 10:26D'une certaine manière, chaque langue
est une culture et une vision du monde. -
10:26 - 10:27Ça, c'est absolument clair.
-
10:27 - 10:30EK: Est-ce qu'on peut penser
en plusieurs langues? La même chose? -
10:30 - 10:32BC: Oui -- euh, je ne sais pas
ce que veut dire "la même chose": -
10:33 - 10:36on peut penser en plusieurs langues,
et on peut penser -- -
10:36 - 10:38EK: Je parle de la même personne qui
penserait en plusieurs langues. -
10:38 - 10:41BC: Je comprends bien,
mais je ne crois pas, par exemple -
10:41 - 10:44que -- je ne sais pas
ce que ça veut dire, voilà. -
10:44 - 10:47Je sais que je peux rêver
en plusieurs langues, -
10:47 - 10:49ça m'est déjà arrivé
et c'est à chaque fois -
10:49 - 10:51un hommage à la langue de l'autre.
-
10:52 - 10:56Penser la même chose en plusieurs langues,
-
10:56 - 10:58je ne sais pas
ce que veut dire même, alors. -
10:58 - 11:01C'est-à-dire que, vous le dites vous-même
très justement, -
11:02 - 11:07il y a un corps des langues qui est,
par définition, intraduisible. -
11:07 - 11:10C'est ce que Derrida appelait
"l'intraduisible corps des langues". -
11:10 - 11:13Laisser tomber le corps, c'est
l'essence même de la traduction. -
11:14 - 11:17EK: C'est-à-dire que les langues,
ayant un corps propre, -
11:17 - 11:19ne peuvent pas être mises
en bijection totale ou directe -
11:19 - 11:20les unes avec les autres?
-
11:21 - 11:24Il y a toujours des trous, des manques,
des sens différents? -
11:24 - 11:26BC: Oui
EK: Et ça pose la question, par exemple, de -
11:26 - 11:31savoir si on peut traduire la Déclaration
Universelle des Droits de l'Homme -
11:31 - 11:32dans toutes les langues:
est-ce que c'est le cas? -
11:32 - 11:33Est-ce qu'on peut traduire
cette Déclaration, -
11:33 - 11:35est-ce que tout a un sens?
-
11:35 - 11:36BC: Je pense qu'on peut traduire tout,
-
11:38 - 11:41c'est-à-dire que l'on peut transposer
dans une autre langue. -
11:41 - 11:46On peut le mettre en d'autres rythmes,
en d'autres mots, etc. -
11:46 - 11:51Dire que c'est la même chose qui est
alors dénotée et connotée, -
11:51 - 11:53certainement pas
EK: et comprise. -
11:54 - 11:56BC: Alors, comprise,
c'est encore autre chose -
11:56 - 12:01parce que nous sommes tous, aussi,
non seulement des gens -
12:01 - 12:04qui ont une culture et une histoire,
mais des hommes. -
12:04 - 12:06Je ne sais pas ce que ça veut dire:
ce que je veux dire, -
12:06 - 12:09c'est que, en tout cas, l'universel
doit être compliqué. -
12:09 - 12:12C'est le sous-titre de mon travail
sur la traduction, -
12:12 - 12:14de mon éloge de la traduction.
-
12:14 - 12:15Compliquer l'universel.
-
12:15 - 12:17EK: C'est une sorte d'injonction.
BC: Oui -- -
12:18 - 12:19EK: Parce que vous le dites
à plusieurs reprises, -
12:19 - 12:21vous détestez
-- je crois qu'on peut le dire comme ça -- -
12:21 - 12:23BC: Oui.
EK Ce qu'on appelle le globish, -
12:23 - 12:25BC: Oui.
EK Qu'est-ce que vous lui reprochez, -
12:25 - 12:27parce que finalement, c'est une langue
de communication, qui permet -
12:27 - 12:30à des gens qui ne pourraient pas
communiquer autrement, -
12:30 - 12:31de se faire comprendre?
-
12:31 - 12:32BC: Ils pourraient communiquer autrement,
-
12:32 - 12:34ils pourraient communiquer
par la traduction. -
12:34 - 12:39Le globish est une langue de communication
tout à fait adaptée à, disons, -
12:39 - 12:43à un usage du monde
tel que nous le vivons, -
12:43 - 12:46mais justement, c'est une langue de
communication, -
12:46 - 12:51c'est-à-dire que le point, c'est que
le globish fait penser que -
12:51 - 12:53toute langue est simplement
un outil de communication. -
12:54 - 12:56Or c'est un outil de communication,
-
12:56 - 12:58mais c'est aussi autre chose,
à chaque fois, -
12:58 - 13:00et c'est pour ça qu'il faut partir
du pluriel. -
13:00 - 13:02Il y a des langues.
-
13:02 - 13:04EK: Oui, vous dites, "on ne rencontre
jamais le langage, -
13:04 - 13:06on ne rencontre que des langues."
-
13:06 - 13:11BC: Oui, je paraphrase Humboldt,
le grand linguiste du 19éme, allemand. -
13:11 - 13:14Oui, on ne rencontre que des langues
-
13:14 - 13:19et pour moi, c'est le contraire
d'un universel postulé du genre logos -
13:19 - 13:24ou du genre Heidegger, du genre:
"Es gibt Sein" -
13:24 - 13:27qui d'ailleurs se dit en allemand
ou en grec. -
13:27 - 13:32"Il y a de l'être" -- en français,
si vous voulez, avec le "Il y a", -
13:32 - 13:36ou en anglais, avec le "there is"
-
13:36 - 13:40et vous voyez déjà qu'on n'est pas
tout à fait dans le même. -
13:41 - 13:46EK Oui, par exemple, si l'on imagine --
quand on prononce, nous, le mot "esprit"; -
13:46 - 13:50est-ce que ça évoque pour nous qui le
prononçons, ce mot, -
13:50 - 13:54quelque chose qui ressemble à ce que pense
un Allemand lorsqu'il dit Geist? -
13:54 - 13:56BC Mais euh--
EK Est-ce qu'on peut le savoir, ça? -
13:56 - 14:00Est-ce qu'on peut faire une expérience
qui permettrait de comparer -
14:01 - 14:04ce qu'évoque ces mots, ce même mot,
dans des langues différentes? -
14:05 - 14:08BC On peut en tour cas lire des textes
où ces mots sont en usage -
14:08 - 14:12et regarder comment on le traduit,
ces textes, comment on les traduit -
14:12 - 14:18et essayer de percevoir le "entre"
et la différence. -
14:18 - 14:21Pour moi, la traduction, c'est à coup sûr,
-
14:21 - 14:22la meilleure définition
qu'on puisse en donner, -
14:22 - 14:24c'est que c'est un savoir faire avec
les différences -
14:25 - 14:28et pour reprendre Hegel,
l'exemple de Hegel, -
14:28 - 14:30la phénoménologie des Geistes,
-
14:30 - 14:34vous pouvez voir que ça a été traduit
deux fois en anglais: -
14:34 - 14:36une fois comme
"phenomenology of the mind" -
14:36 - 14:39et une autre fois comme
"phenomenology of the spirit". -
14:39 - 14:40EK Ce n'est pas la même chose
-
14:40 - 14:41pour un anglais. BC Hé bien ce n'est
pas du tout la même chose. -
14:41 - 14:45C'est-à-dire que dans un cas, Hegel
est un ancêtre du spiritualisme, -
14:45 - 14:46ou un spiritualiste.
-
14:47 - 14:50Et ce n'est pas faux:
La phénoménologie de l'esprit -
14:50 - 14:52est aussi spiritualiste.
-
14:52 - 14:55Et dans l'autre cas, c'est un ancêtre
de la philosophie de l'esprit. -
14:55 - 14:57et ce n'est pas faux.
-
14:57 - 14:59EK: Donc ce n'est pas un contresens
dans les deux cas -- BC: Non -- -
14:59 - 15:02EK: C'est juste une nuance --
BC: C'est une visée -
15:02 - 15:07et cette visée, elle est toujours aussi
politique. -
15:07 - 15:11Qu'est-ce qu'on veut faire de Hegel?
Comment est-ce qu'on veut s'en servir? -
15:12 - 15:15EK: Vous voulez dire que la traduction
peut servir à l'instrumentaliser? -
15:16 - 15:20BC: La traduction est,
par définition même, politique. -
15:21 - 15:24Il n'y a pas d'acte de traduction
qui ne soit pas un acte politique. -
15:24 - 15:28Et ce depuis le départ, c'est-à-dire
depuis, si vous voulez, -
15:28 - 15:30le passage du grec au latin,
-
15:31 - 15:33depuis la Translatio studiorum,
le transfert des savoirs, -
15:33 - 15:38qui était aussi connue comme
Translation imperii, -
15:38 - 15:42"transfert du pouvoir", au Moyen-Âge,
entre le grec, le latin, l'arabe -
15:42 - 15:46et le retour dans le giron latin.
-
15:47 - 15:49EK: Vous dites d'ailleurs:
"la traduction est aux langues -
15:49 - 15:51ce que la politique est aux hommes."
BC Oui. -
15:51 - 15:53EK: Ça lui donne une importance
considérable. BC: Oui. mais-- -
15:53 - 15:55EK: Pas seulement
dans le champ de la politique, mais -- -
15:55 - 15:56BC: Je pense --
EK: dans le champ des idées. -
15:56 - 16:00BC: Je pense, et en ça, je serais,
si vous voulez, -
16:00 - 16:07dans le prolongement de Arendt qui pense
que pour qu'il y ait politique, -
16:07 - 16:11pour qu'il y ait du politique,
il faut une pluralité de divers -
16:12 - 16:16et il faut des hommes avec un petit "h"
et un "s". -
16:16 - 16:17EK: Elle est citée d'ailleurs --
BC: et non pas "l'Homme" -
16:17 - 16:20EK: dans le catalogue de l'exposition
dont vous avez parlé, à Marseille, -
16:20 - 16:23"Après Babel, traduire":
vous citez Hannah Arendt, -
16:23 - 16:25enfin j'ai trouvé la citation dans
le catalogue -- BC: Oui -
16:25 - 16:26EK: Je ne sais pas de qui elle est:
-
16:26 - 16:29"A chaque fois que le langage est en jeu,
la situation devient politique, -
16:29 - 16:32parce que c'est le langage qui fait
de l'homme un être politique." -
16:32 - 16:33BC: Oui, absolument.
-
16:33 - 16:36Mais Arendt, en cela,
est parfaitement aristotélicienne. -
16:37 - 16:40Le début de La politique d'Aristote
dit que -
16:40 - 16:44l'homme est un animal plus politique
que les autres, parce qu'il a le logos. -
16:44 - 16:48EK: Alors vous avez dirigé, Barbara Cassin
le Dictionnaire des intraduisibles -
16:48 - 16:50qui a été traduit en plusieurs langues,
paradoxalement [RIRES] -
16:50 - 16:51BC: Oui, oui, tout à fait.
-
16:51 - 16:54EK: Qu'est-ce qui vous a donné cette idée,
qui a été quand même un travail -- -
16:54 - 16:55BC: 15 ans
EK: 15 ans de travail, -
16:55 - 16:57beaucoup de collaborations
BC: 150. -
16:57 - 17:01EK: Les traductions, elles-mêmes
réclament un travail colossal. -
17:01 - 17:03BC: Oui
EK: qu'est-ce que ça vous a appris -
17:03 - 17:05sur la traduction
que vous ne saviez pas auparavant? -
17:05 - 17:08BC: Mais je ne savais rien
sur la traduction! J'étais juste -- -
17:08 - 17:10EK: Alors, qu'est-ce qui vous a
donné l'idée? -
17:10 - 17:11BC: Oui, j'avais cette expérience
-
17:12 - 17:16de traductrice
d'un certain nombre de langues, -
17:16 - 17:19mais, essentiellement, du grec -- ancien.
-
17:19 - 17:24Et j'avais cette expérience, qui consiste
à me rendre compte que, -
17:24 - 17:28quand je lisais Aristote, par exemple
L'étique à Nicomaque en français, -
17:29 - 17:32non seulement, je ne comprenais pas,
mais ça ne m'intéressait pas du tout, bon. -
17:32 - 17:37Alors que quand je le lisais en grec,
tout se mettait à pétiller et à vibrer. -
17:38 - 17:43Et voilà: donc ça, c'est une expérience,
si vous voulez, de philosophe. -
17:43 - 17:46Je crois que tous les philosophes
ont cette expérience de -
17:47 - 17:49notes en bas de page nécessaires.
-
17:49 - 17:52Donc dans ce
Dictionnaire des intraduisibes, -
17:52 - 17:55au fond, ce sont
toutes les notes en bas de page -
17:55 - 17:57qui sont devenues du plein texte.
-
17:57 - 18:02Mais en revanche, j'avais très clairement
un désir politique. -
18:03 - 18:05C'est-à-dire que l'Europe était
en train de se fabriquer, -
18:05 - 18:10l'Europe de la culture, et pour moi,
il y avait deux dangers extrêmes. -
18:10 - 18:14Le premier danger, c'était le globish,
le Global English, -
18:14 - 18:17qui aurait, au fond, réduit
toutes les langues que nous parlons, -
18:17 - 18:23toutes les langues de culture, à être
de simples dialectes à parler chez soi. -
18:24 - 18:29Donc la seule langue, l’espéranto moderne,
si vous voulez, le Global English, -
18:29 - 18:34c'est véritablement une langue
de pure communication qui sert à quoi? -
18:34 - 18:37Qui sert aux expertises européennes
et qui sert au financement. -
18:37 - 18:39EK: Au commerce.
BC: Au commerce -
18:39 - 18:41et au financement intellectuel aussi.
-
18:41 - 18:46Quand vous avez un projet de recherche
au CNRS, vous devez le rédiger -
18:46 - 18:48pour obtenir des fonds --
EK: pas qu'au CNRS -- -
18:48 - 18:49BC: en globish -- et pas qu'au CNRS,
-
18:49 - 18:51mais au CNRS, en tout cas,
j'en ai fait l'expérience. -
18:51 - 18:53Pour l'Europe, c'est comme ça.
-
18:53 - 18:58Donc vous -- c'est une langue, disons,
aussi plate que possible -
18:59 - 19:02et dès que vous la parlez bien,
c'est-à-dire si vous parlez -
19:02 - 19:05non pas globish mais anglais,
vous n'êtes pas compris, donc -- -
19:05 - 19:08EK: Les Anglais sont peu compris
dans les conférences internationales. -
19:08 - 19:10BC: C'est les seuls qu'on ne comprenne
absolument pas. -
19:10 - 19:13Celui qui vient d'Oxford, c'est un --
EK: un barbare. -
19:14 - 19:16BC: Oui [RIRES] absolument.
-
19:17 - 19:19EK: Mais alors ce travail, donc
la direction de ce -
19:19 - 19:22Dictionnaire des intraduisibles,
c'est un travail d'érudits? -
19:22 - 19:24BC: Non --
EK: qui a eu un succès, quand même, -
19:24 - 19:25en librairie, colossal.
-
19:25 - 19:27BC: Oui, mais parce que ce n'est pas
un travail d'érudits. -
19:27 - 19:31C'est réellement un travail politique
et le globish n'était pas mon seul ennemi. -
19:31 - 19:35Mon second ennemi, c'est ce que j'appelle
le nationalisme ontologique. -
19:35 - 19:38C'est une expression
de Jean-Pierre Lefèvre -
19:38 - 19:42qui qualifie comme cela Heidegger,
et il a complètement raison. -
19:42 - 19:44C'est-à-dire que
le nationalisme ontologique, -
19:45 - 19:47c'est une manière de faire une
hiérarchie des langues -
19:48 - 19:51telle qu'il y ait des langues
plus proches de l'être que d'autres. -
19:51 - 19:56Et donc, quand vous êtes philosophe,
vous parlez grec ou vous parlez allemand. -
19:56 - 20:01Et cet enracinement, parce que
c'est ainsi que le définit Heidegger, -
20:01 - 20:06c'est un enracinement de la langue
dans un peuple et dans une race. -
20:06 - 20:08C'est ainsi qu'il parlait en 33.
-
20:08 - 20:12Donc, si vous voulez, moi,
j'avais deux ennemis: -
20:12 - 20:13vous voulez que je lise la phrase?
-
20:13 - 20:15EK: Non, on va la lire après, parce que
c'est le moment, vous savez, -
20:15 - 20:17dans cette émission, il y a toujours
un petit morceau de musique -- -
20:17 - 20:19BC: D'accord --
EK: même deux, choisis par l'invité, -
20:19 - 20:22en l’occurrence vous,
et on citera Heidegger aprés. -
20:22 - 20:23Mais on va commencer
par Claude François. -
20:23 - 20:25BC: D'accord [RIRE]
EK: Vous avez choisi Claude François -
20:25 - 20:27qui fait son entrée
dans La Conversation scientifique -
20:27 - 20:28avec Comme d'habitude:
-
20:28 - 20:38♪ Je me lève et je te bouscule
Tu ne te réveilles pas, comme d'habitude ♪ -
20:39 - 20:49♪ Sur toi je remonte le drap
J'ai peur que tu aies froid, comme d'habitude ♪ -
20:50 - 21:01♪ Ma main caresse tes cheveux
Presque malgré moi, comme d'habitude ♪ -
21:01 - 21:12♪ Mais toi tu me tournes le dos,
Comme d'habitude. ♪ -
21:13 - 21:23♪ Et puis je m'habille très vite
Je sors de la chambre, comme d'habitude ♪ -
21:24 - 21:34♪ Tout seul, je bois mon café
Je suis en retard, comme d'habitude ♪ -
21:35 - 21:46♪ Sans bruit je quitte la maison
Tout est gris dehors, comme d'habitude ♪ -
21:46 - 21:56♪ J'ai froid, je relève mon col,
Comme d'habitude ♪ -
21:57 - 22:07♪ Comme d'habitude, toute la journée
Je vais jouer à faire semblant ♪ -
22:08 - 22:18♪ Comme d'habitude, je vais sourire
Oui, comme d'habitude, je vais même rire ♪ -
22:18 - 22:30♪ Comme d'habitude, enfin je vais vivre
Oui, comme d'habitude ♪ -
22:30 - 22:40♪ Et puis le jour s'en ira
Moi je reviendrai, comme d'habitude ♪ -
22:42 - 22:52♪ Toi, tu seras sortie
Pas encore rentrée, comme d'habitude ♪ -
22:53 - 23:03♪ Tout seul, j'irai me coucher
Dans ce grand lit froid, comme d'habitude ♪ -
23:03 - 23:13♪ Mes larmes, je les cacherai,
Comme d'habitude ♪ -
23:14 - 23:24♪ Mais comme d'habitude, même la nuit
Je vais jouer à faire semblant ♪ -
23:24 - 23:29♪ Comme d'habitude, tu rentreras ♪
EK: Barbara Cassin, je me suis laissé dire -
23:29 - 23:31par notre réalisatrice d'aujourd'hui,
-
23:32 - 23:34Letizia Co!ia, que Deleuze
aimait Claude François, -
23:34 - 23:36♪ Comme d'habitude ♪
EK: mais vous, je ne savais pas. -
23:36 - 23:37Pourquoi ce choix?
-
23:38 - 23:41BC: Ah, c'est -- Oui, Deleuze aime
Claude François, parce que, la ritournelle, -
23:41 - 23:46parce que, et en plus, c'est une ritournelle
du quotidien, extrêmement bien fichue, -
23:46 - 23:49métro-boulot-dodo,
d'une tristesse absolue. -
23:50 - 23:53Oui, j'aime bien Claude François
et je l'aime bien aussi comme danseur. -
23:54 - 23:55Mais j'ai choisi cette chanson
-
23:55 - 23:57parce qu'elle est traduite
dans toutes les langues -
23:57 - 23:59et plutôt que traduite, elle est adaptée,
-
23:59 - 24:01exactement comme
Le dictionnaire des intraduisibles -
24:01 - 24:03dont on parlait: c'est-à-dire
qu'il faut la réinventer. -
24:03 - 24:06Il faut la réinventer
et se la réapproprier. -
24:06 - 24:09Et je l'ai choisie parce que
j'en ai choisi une autre, -
24:10 - 24:13qu'on entendra sans doute plus tard,
qui rime avec elle, -
24:13 - 24:14qui elle, sans être elle,
-
24:14 - 24:17ni tout à fait la même
ni tout à fait une autre, -
24:17 - 24:19qui est My Way de Frank Sinatra.
-
24:19 - 24:21EK On l'écoutera toute à l'heure, mais
il y a une expérience de pensée -
24:21 - 24:24qu'on peut imaginer, qu'on peut
peut-être aussi réaliser, -
24:24 - 24:27si on traduit la chanson
de Claude François en anglais, -
24:27 - 24:30puis on prend la version anglaise
et on la traduit en allemand, -
24:30 - 24:32puis on prend la version allemande
et on la traduit en italien, -
24:32 - 24:34etc: on fait cela N fois,
-
24:34 - 24:37et on prend la version finale
et on la traduit en français. -
24:37 - 24:39Est-ce que ça donne quelque chose
de complètement différent -
24:40 - 24:42ou est-ce qu'on y retrouve
le sens initial? -
24:42 - 24:45BC: Non, ça va donner
quelque chose de complètement différent -
24:46 - 24:49et dans l'exposition que je fais,
c'est très visible, ça. -
24:50 - 24:54Et puis par exemple, il faut ajouter
-
24:54 - 24:57qu'on aurait pu le traduire
par Google Translate -
24:58 - 24:59et voir ce qui se passe.
-
25:00 - 25:02Et ça aussi, c'est une expérience
que je fais dans l'exposition -
25:03 - 25:05à partir du Corbeau d'Edgar Poe.
-
25:05 - 25:08Le Corbeau d'Edgar Poe. je le --
-
25:08 - 25:10vous savez qu'il y a une très belle
traduction, magnifique absolument, -
25:10 - 25:14de Baudelaire, une de Mallarmé,
une de Pessoa. -
25:14 - 25:20Donc je fais traduire par Google Translate
le texte original anglais -
25:20 - 25:24et j'obtiens une traduction
absolument étrange, surréaliste, -
25:25 - 25:30qui n'a pas du tout le même sens, mais qui
conserve quand même l'idée d'un corbeau. -
25:31 - 25:37Et puis je fais traduire Pessoa,
la traduction portugaise de Pessoa, -
25:37 - 25:40et j'obtiens quelque chose en anglais,
-
25:40 - 25:42et j'obtiens quelque chose
d'infiniment différent. -
25:42 - 25:47Mais lorsque j'ai écrit un livre
sur Google il y a quelque temps, -
25:47 - 25:49il y a une dizaine d'années, maintenant,
j'avais fait -- -
25:50 - 25:54j'avais mis dans Google Translate
"Et Dieu créa l'homme à son image." -
25:54 - 25:57Et je l'avais fait traduire en allemand,
puis de l'allemand au français, -
25:57 - 25:58puis du français en allemand,
-
25:58 - 26:00et ça s'est stabilisé au bout
de deux opérations. -
26:01 - 26:03Et au bout de deux opérations, j'obtenais,
en français: -
26:03 - 26:07"Et l'homme créa Dieu à son image."
[RIRES] -
26:07 - 26:10EK: Comment est-ce que Google Translate
traduirait "tiré à quatre épingles"? -
26:11 - 26:13[RIRES]
BC: Je ne sais pas. -
26:13 - 26:14EK/BC: Pulled at four pins
-
26:14 - 26:16BC: Pulled at four pins, c'est
en tout cas comme ça -
26:17 - 26:22que Duchamp traduit
ou rend manifeste -
26:22 - 26:26ce qu'est un idiotisme,
dans une de ses oeuvres. -
26:27 - 26:28EK: Alors, Barbara Cassin,
avant Claude François, -
26:28 - 26:30on avait quand même parlé de Heidegger
BC: Oui. -
26:30 - 26:34EK: et de ce texte,
on peut en lire un extrait: -
26:34 - 26:38"La langue grecque est philosophique,
autrement dit, elle n'a pas été investie -
26:38 - 26:43par de la terminologie philosophique,
mais elle philosophait elle-même déjà -
26:43 - 26:46en tant que langue et que
configuration de langue." -
26:46 - 26:48Je saute un passage et je termine par:
-
26:48 - 26:51"Ce caractère de profondeur
et de créativité philosophique -
26:51 - 26:52de la langue grecque,
-
26:52 - 26:55nous ne le retrouvons que
dans notre langue allemande." -
26:55 - 26:57BC: Ah oui, mais vous avez sauté
le passage le pire, -
26:57 - 26:59le passage le pire, moi je vais le lire;
c'est: -
26:59 - 27:01"Et autant vaut de toute langue
authentique, -
27:02 - 27:03naturellement à des degrés divers.
-
27:03 - 27:07Ce degré se mesure à la profondeur
et à la puissance -
27:07 - 27:12de l'existence d'un peuple et d'une race
qui parle la langue et existe en elle." -
27:12 - 27:14C'est ça, le nationalisme ontologique.
-
27:14 - 27:16EK: C'est un délire, non?
-
27:16 - 27:18Enfin, il suffit de le lire pour voir
que c'est un délire. -
27:18 - 27:22BC: Ben oui, mais enfin, pas plus ni moins
que Hitler ou que le nazisme qui s'est -
27:22 - 27:24réveillé
EK: C'est justement inquiétant. -
27:24 - 27:28BC: Oui, justement, et c'est un délire
qui peut faire beaucoup de dégâts, -
27:28 - 27:29comme vous savez.
EK: Oui. -
27:30 - 27:33Alors, vous avez parlé
de la traduction par Mallarmé -
27:33 - 27:36du poème d'Edgar Poe, et vous dites
par ailleurs dans votre livre: -
27:36 - 27:39"On peut commencer à aimer Mallarmé
avec Platon." -
27:40 - 27:41BC: Oui.
EK: Qu'est-ce que ça veut dire? -
27:41 - 27:44BC: Ah, ça fait allusion à Crise de vers
de Mallarmé. -
27:46 - 27:53Mallarmé dit que les langues sont
imparfaites, en cela que plusieurs. -
27:53 - 27:58Ce qui, évidemment, ébranle
l'idée même de traduction. -
27:58 - 28:05Et je pense que -- alors la suite
de ce poème en prose -
28:05 - 28:07est absolument magnifique.
-
28:07 - 28:12Je voudrais le citer de mémoire; il dit
-- Mallarmé -- j'ouvre les guillemets: -
28:13 - 28:22"Je dis: une fleur! Et hors de l'oubli
où ma voix relègue aucun contour, -
28:22 - 28:27musicalement se lève,
idée même et suave, -
28:28 - 28:30l'absente de tout bouquet."
-
28:31 - 28:38Ce que Mallarmé dit, c'est que
il y a un sens, et ce sens, c'est l'idée. -
28:39 - 28:42Un sens pour chaque mot,
pour chaque phrase, -
28:42 - 28:49et que ce sens, la langue le partagerait
mieux si elle était unique. -
28:50 - 28:54Hé bien, nous parlions du logos
au début de cette émission. -
28:54 - 28:57Voilà la manière de dire "logos".
-
28:58 - 29:03Mallarmé, avec Platon, parce que "idée",
parce que le sens, c'est l'idée -
29:04 - 29:08et qu'il n'y a, au fond, qu'une
bonne manière de dire l'idée. -
29:08 - 29:10En l'occurrence, le grec.
-
29:10 - 29:12EK: Donc l'idée est en amont des mots?
-
29:12 - 29:14BC: L'idée --
EK: Le concept? -
29:14 - 29:18BC: Oui, est en amont ou au-dessus,
comme vous voudrez. -
29:18 - 29:22C'est une origine ou un télos, hein,
une fin. -
29:22 - 29:24Mais en tout cas, elle est une.
-
29:25 - 29:30Et c'est ça, quand vous disiez
que j'ai peur de l'un, -
29:30 - 29:34que j'ai peur de la Vérité
avec un grand V, c'est tout à fait ça. -
29:35 - 29:37Je suis dans le "entre deux",
-
29:38 - 29:41dans la traduction comme savoir faire
avec les différences. -
29:41 - 29:47Pas du tout comme subjonction
ou esclavage de l'Un. -
29:47 - 29:50EK: Parce que le risque de l'universel
ou sa pathologie, -
29:50 - 29:52c'est d'exclure, justement.
BC Absolument. -
29:52 - 29:53EK: C'est de voir du barbare.
-
29:53 - 29:57BC: Ben, la pathologie de l'universel,
c'est que l'universel est approprié. -
29:57 - 30:00Il est toujours approprié par quelqu'un.
-
30:00 - 30:02EK: Et alors, quand Umberto Eco dit:
-
30:02 - 30:03"La langue de l'Europe,
c'est la traduction" -
30:03 - 30:05Est-ce qu'il veut dire
la même chose que vous? -
30:05 - 30:07BC: J'espère, j'espère que je veux dire
la même chose que lui -
30:07 - 30:09ou que nous voulons dire la même chose:
oui, je crois. -
30:10 - 30:12Je crois que --
EK: L'Europe ne peut pas mettre en avant -
30:12 - 30:15une langue, mais doit s'efforcer
de tout traduire, dans toutes les langues. -
30:15 - 30:19BC: Doit s'efforcer en tout cas
de comprendre qu'il y en a plus d'une. -
30:19 - 30:22Et c'est ça -- ça, c'est la grande
phrase de Derrida: "Plus d'une langue." -
30:23 - 30:26Et il dit que s'il avait
-- Derrida dit que -
30:26 - 30:31s'il avait à donner une définition
de la déconstruction sauvage, bon, -
30:31 - 30:33caricaturale, ça serait:
"Plus d'une langue." -
30:34 - 30:37[MUSIQUE](Voix Off) France Culture:
La conversation scientifique -
30:37 - 30:38Etienne Klein.
-
30:38 - 30:41EK: Alors, il y a beaucoup de citations
dans votre ouvrage, -
30:41 - 30:43et pour cause, Barbara Cassin.
-
30:43 - 30:45Il y en a une qui n'y est pas et que
je m'attendais à trouver, -
30:45 - 30:46c'est celle de Lacan:
-
30:46 - 30:49"Tout le monde n'a pas le bonheur
de parler chinois dans sa propre langue." -
30:49 - 30:51BC: Oui.
EK: Comment est-ce que vous la comprenez? -
30:51 - 30:58BC: Hé bien Lacan dit que s'il n'avait pas
compris comment était fabriqué le chinois, -
30:58 - 31:01je ne dis pas "parler le chinois",
il n'aurait pas été Lacan. -
31:03 - 31:07Donc ça a à voir avec cette modalité
très particulière de l'écriture -
31:07 - 31:13et du rapport entre son sens, vision,
visualisation, -
31:13 - 31:15si vous voulez, représentation,
-
31:15 - 31:23et la pluralité des modalités d'écriture
incluses dans l'écriture chinoise même, -
31:23 - 31:24l'idéographie.
EK: Est-ce que ça veut dire que -
31:24 - 31:29pour avoir accès à sa propre pensée,
il faut disposer de la langue de l'autre? -
31:30 - 31:33Comme une sorte d'instrument critique --
BC: Oui -
31:33 - 31:36EK: qui révèle ce qu'on pense déjà
de façon implicite? -
31:36 - 31:37BC: Oui, permettez-moi de rapprocher ça
-
31:37 - 31:40d'une phrase de Lacan
dont je me sers tout le temps; c'est: -
31:40 - 31:43"Une langue, entre autres",
avec un "s" à autres, -
31:43 - 31:45"n'est rien de plus que l'intégrale
des équivoques -
31:45 - 31:47que son histoire y a laissé subsister."
-
31:48 - 31:52Pour qu'on voie sa langue
comme une langue, entre autres, -
31:52 - 31:55comme une intégrale d'équivoques,
il faut la voir depuis dehors. -
31:55 - 31:57Et c'est ça,
le Dictionnaire des intraduisibles. -
31:57 - 31:59Vous me demandiez tout à l'heure
qu'est-ce que j'en avais appris. -
31:59 - 32:02J'en ai appris que ma langue
est une langue entre autres -
32:02 - 32:06-- je m'en doutais, mais là,
je l'ai appris sur pièces -- -
32:06 - 32:11et que le français, par exemple,
le mot "sens", est un tissu d'équivoques. -
32:12 - 32:15"Sens" qui veut dire à la fois
"signification", "direction" -
32:15 - 32:19et "sensation":
trois mots en anglais. -
32:19 - 32:22Bon, c'est donc depuis ailleurs
qu'on se rend compte -
32:22 - 32:28quel pâtée d'équivoques constitue
la fiche anthropométrique -
32:28 - 32:29de sa propre langue.
-
32:29 - 32:30EK: Mais est-ce qu'il y a des langues
-
32:30 - 32:32qui vous ont posé plus de problèmes
que d'autres? -
32:32 - 32:35Est-ce qu'il y a des langues qui résistent
plus que d'autres à la traduction? -
32:35 - 32:39BC: Ben, plus les langues -- non, je crois
que ça dépend aussi -
32:39 - 32:41de la manière dont on les connaît.
-
32:41 - 32:43Je veux dire que moi, les langues
que je connais, -
32:44 - 32:46me posent plus de problèmes que celles
que je ne connais pas. -
32:46 - 32:47EK: Parce qu'il y a plus de choix?
-
32:48 - 32:51BC: Parce que j'en comprends plus
les tenants et les aboutissants, -
32:51 - 32:53le rapport à la culture,
le rapport à l'histoire, -
32:53 - 32:55le rapport à l'étymologie.
-
32:55 - 32:59Pour moi, le grec est une langue
qui me pose autant de problèmes -
32:59 - 33:00qu'elle me comble.
-
33:01 - 33:03EK C'est aussi le signe de sa richesse
-
33:03 - 33:05et de la bonne perception
que vous en avez. -
33:05 - 33:06BC: Oui, voilà
EK: de la bonne connaissance -
33:06 - 33:08que vous en avez.
BC: Voilà: c'est un double signe. -
33:09 - 33:11EK: Alors justement,
vous parlez de signes: -
33:11 - 33:13il y a un langage des signes
pour les sourds-muets. -
33:13 - 33:14BC: Oui.
EK: Et vous l'évoquez d'ailleurs -
33:14 - 33:17dans l'exposition qui a lieu
en ce moment à Marseille -
33:17 - 33:18jusqu'au 20 mars.
BC: Oui. -
33:18 - 33:20EK: Alors, j'ai découvert
avec stupéfaction -
33:20 - 33:23que il n'y a pas
une seule langue des signes, -
33:23 - 33:27il y a des mots, enfin oui, des mots
qui se disent différemment, -
33:27 - 33:31selon que l'on prend la langue des signes
française ou japonaise ou américaine. -
33:31 - 33:34Mais comment est-ce qu'elles font pour
s'entre-traduire, ces langues de signes? -
33:34 - 33:38BC: Comme vous, avec les langues,
j'allais dire "ordinaires". -
33:38 - 33:39EK: Il y a des dictionnaires?
-
33:39 - 33:42BC: Euh, il y a des dictionnaires, il y a
des apprentissages, en tout cas. -
33:43 - 33:50Et lorsque nous avons fabriqué ce film
qui s'appelle "Signer en langues" -
33:50 - 33:55avec un "s", avec Nurith Aviv et
Emmanuelle Laborit, -
33:55 - 34:02nous avons nous aussi cherché des termes
-
34:02 - 34:05en des langues des signes
que nous ne connaissions pas. -
34:06 - 34:08Par exemple, j'étais à ce moment-là
en Inde, -
34:09 - 34:16et j'ai demandé à rencontrer
des sourds-muets ou des professeurs -
34:16 - 34:21qui signaient en langue, donc en hindi
et pas seulement, mais en hindi, -
34:21 - 34:24par exemple, le mot "culture".
-
34:25 - 34:28C'est absolument magnifique, ce petit film
est une merveille. -
34:28 - 34:30EK: Il y a des photos, d'ailleurs,
dans le catalogue. -
34:30 - 34:32Et alors, par exemple, pour "culture",
vous voyez quand vous le dites -
34:32 - 34:34en français, langue des signes,
-
34:35 - 34:38c'est un geste qui part de la tête et qui
fait comme si vous aviez plein de cheveux -
34:38 - 34:41ou plein de rayons qui partaient
de votre tête. -
34:41 - 34:45Quand vous le dites en japonais, ce sont
deux mains qui s'emboitent. -
34:46 - 34:51Quand vous le dites en américain, c'est
un indexe levé, et autour de ça, -
34:52 - 34:55autour de cet index qui représente,
à mon avis, l'individu, -
34:55 - 34:58vous avez une main qui fait le tour
de cet index, -
34:58 - 35:01et c'est la société qui l'entoure.
-
35:01 - 35:07Et en hindi, hé bien, vous prenez
la position, la posture -
35:07 - 35:10d'une statue en train de danser
avec une main en haut, -
35:10 - 35:13avec votre main qui bouge ses doigts
d'une certaine manière, -
35:13 - 35:16et l'autre main en bas, voilà,
comme une statue. -
35:16 - 35:19EK: Alors est-ce qu'il n'y a pas
des ambiguïtés ou des contresens -
35:19 - 35:22par le fait que ce signe-là pourrait,
dans une autre langue des signes, -
35:22 - 35:25avoir un autre sens que celui qui est
donné dans la langue de départ? -
35:25 - 35:29BC: SI, certainement, et d'ailleurs
on voit que pour, alors, -
35:29 - 35:34je ne sais plus quel mot, mais
c'est peut-être bien "parler", -
35:34 - 35:42mais peut-être que je me trompe,
en français -- ou c'est penser, voilà. -
35:42 - 35:44EK: Alors, le signe en français.
-
35:44 - 35:47BC: Oui, pour le mot "penser",
la langue des signes en français -
35:47 - 35:49fait un geste qui part de la tête, bon.
-
35:50 - 35:55Et en russe, hé bien vous faite le geste
que vous-même faites naturellement -
35:55 - 35:58pour dire "Mais il est complètement fou,
ce mec!" [RIRES] -
35:58 - 36:00EK: Penser, c'est être fou?
BC: Oui. -
36:01 - 36:03EK: Alors cette exposition,
on en a un peu parlé, Barbara Cassin, -
36:04 - 36:09quel a été le moteur de cette réalisation,
qui vous avez contacté -
36:09 - 36:12et quelle était l'ambition de ce projet?
Politique, j'imagine? -
36:12 - 36:17BC: Oui, politique.
J'ai d'abord contacté la BNF, -
36:17 - 36:21et puis grâce à Thierry Grillet
et à Thierry Fabre, -
36:21 - 36:27j'ai été jusqu'au MuCEM de Marseille,
qui a accueilli cette exposition. -
36:27 - 36:31Et j'en suis très heureuse, parce que
Marseille est évidemment une Babel. -
36:32 - 36:34L'exposition s'appelle
Après Babel, traduire et -
36:34 - 36:38Marseille est naturellement, aujourd'hui,
une Babel. -
36:38 - 36:40Donc c'est extrêmement politique,
en effet. -
36:40 - 36:44Il y a au moins deux idées fortes
qui ont été très faciles à montrer, -
36:44 - 36:47beaucoup plus
que je n'aurais pu l'imaginer. -
36:48 - 36:53La première, c'est que la civilisation et
en particulier, celle de la Méditerranée, -
36:53 - 36:57s'est constituée via et grâce à
la traduction. -
36:58 - 37:01Et la deuxième, c'est que la traduction
est un savoir-faire avec les différences -
37:01 - 37:04et que c'est ce dont nous avons besoin,
en tant que citoyens, -
37:04 - 37:07plus que jamais, aujourd'hui,
et beaucoup à Marseille. -
37:08 - 37:12EK: Alors quand on traduit un texte,
et vous l'avez fait pour plusieurs langues, -
37:12 - 37:16est-ce qu'on doit faire sentir que
la source du texte est écrite -
37:16 - 37:18dans une autre langue, ou est-ce que
ça doit être transparent? -
37:18 - 37:21Est-ce qu'on pourrait, on doit
faire croire que ce texte -
37:21 - 37:26aurait pu avoir une origine dans la langue
qu'on est en train de présenter? -
37:26 - 37:28BC: Ben, comme on dit, "ça se discute",
mais moi, je pense que non, -
37:29 - 37:33je pense avec Schleiermacher
qu'il vaut mieux que chaque langue -- -
37:33 - 37:35EK: Qui c'était, lui? C'était un linguiste?
-
37:35 - 37:38BC: Schleiermacher, oui --
EK: Ah, c'est lui qui a dit -- -
37:38 - 37:40BC: philosophe et linguiste
EK: d'un auteur auteur et de sa langue: -
37:40 - 37:42BC: Il y a différente manières de traduire.
EK: "Il est son organe et elle est le sien." -
37:42 - 37:44BC: Oui: "un auteur et sa langue:
il est son organe et elle est le sien." -
37:45 - 37:46Et il dit qu'il y a deux manières
de traduire: -
37:47 - 37:49laisser l'auteur
le plus tranquille possible, -
37:49 - 37:52et inquiéter le lecteur,
-
37:53 - 37:55ou laisser le lecteur
le plus tranquille possible -
37:55 - 37:56et inquiéter l'auteur.
-
37:56 - 37:59Et il dit que c'est évidemment
inquiéter le lecteur qu'il faut faire. -
37:59 - 38:02Et inquiéter le lecteur, c'est-à-dire
faire bouger sa langue. -
38:02 - 38:03EK: et lui faire sentir que
c'est une traduction, du coup? -
38:03 - 38:06BC: Lui faire sentir que sa langue
est en train de s'enrichir, -
38:06 - 38:09est en train de se transformer
et que c'est une énergie -
38:10 - 38:12qui recueille l'énergie
d'une autre langue. -
38:13 - 38:15EK: Mais c'est presque
un travail de poète: -
38:15 - 38:16un poète aussi, il travaille sa langue --
BC: Bien sûr. -
38:16 - 38:19EK: pour lui faire dire des choses
qu'elle ne.. qu'elle pouvait dire -
38:19 - 38:21mais ne disait pas.
BC: Absolument, -
38:21 - 38:24mais la traduction littéraire
et la traduction philosophique -
38:24 - 38:26ne font qu'un, à mon avis.
-
38:26 - 38:31C'est-à-dire qu'il me semble, évidemment,
qu'il faut connaître sa langue, l'aimer, -
38:31 - 38:35connaître la langue de l'autre et l'aimer
pour pouvoir traduire correctement. -
38:35 - 38:38EK: Et donc, il y a une différence entre
traduire et -- -
38:38 - 38:40BC: interpréter
EK: et faire l'interprète. -
38:40 - 38:42BC: Voilà: faire l'interprète --
-
38:42 - 38:47l'interprète, vous êtes dans l'obligation,
à cause de la rapidité aussi des choses, -
38:47 - 38:49de communiquer un contenu.
-
38:50 - 38:53Donc une pure communication de message.
-
38:53 - 38:59Bon, ça n'est évidemment pas ça, traduire
et c'est d'ailleurs -- -
39:00 - 39:02ceci dit, il y a des interprètes
absolument géniaux -
39:03 - 39:06qui traduisent autre chose que
le pur message, -
39:06 - 39:10qui traduisent aussi les connotations
et même le style et la manière de. -
39:10 - 39:12Et bien sûr, il faut ça, aussi.
-
39:12 - 39:14C'est pour ça que je suis tellement
choquée lorsque, -
39:14 - 39:19lorsque dans une conversation politique
de haut niveau, -
39:19 - 39:24un président de la république mâle
est traduit par une interprète femelle. -
39:24 - 39:34Ça produit des [RIRE], des incertitudes
corporelles quant au texte, quant à la -- -
39:34 - 39:37quant à ce qui est dit, qui me paraissent
-
39:37 - 39:38très intéressantes.
EK: Mais ça va aussi dans l'autre sens: -
39:38 - 39:40Si Mme Merkel est traduite par un homme --
BC: Absolument -
39:40 - 39:41EK: Ça doit produire le même effet.
-
39:41 - 39:45BC: Sauf que Mme Merkel, en tant que
présidente de la république, est quasiment -
39:45 - 39:49un président de la république. [RIRES]
-
39:49 - 39:51Alors, c'est le moment --
BC: D'ailleurs, chancelier, hein. -
39:51 - 39:52de la deuxième chanson
-
39:52 - 39:55et vous avez choisi,
vous l'annonciez tout à l'heure, -
39:55 - 39:58My Way de Frank Sinatra:
nous allons l'écouter. -
39:58 - 40:04[MUSIQUE INSTRUMENTALE]
-
40:04 - 40:15♪ And now, the end is near
And so I face the final curtain ♪ -
40:16 - 40:27♪ My friend, I'll say it clear
I'll state my case, of which I'm certain ♪ -
40:28 - 40:40♪ I've lived a life that's full
I've traveled each and every highway ♪ -
40:41 - 40:52♪ And more, much more than this
I did it my way. ♪ -
40:54 - 41:05♪ Regrets, I've had a few
But then again, too few to mention ♪ -
41:06 - 41:17♪ I did what I had to do
And saw it through without exemption ♪ -
41:19 - 41:30♪ I planned each charted course
Each careful step along the byway ♪ -
41:32 - 41:43♪ And more, much more than this
I did it my way ♪ -
41:43 - 41:55♪ Yes, there were times, I'm sure you knew
When I bit off more than I could chew ♪ -
41:56 - 42:08♪ But through it all, when there was doubt
I ate it up and spit it out ♪ -
42:09 - 42:21♪ I faced it all and I stood tall
And did it my way ♪ -
42:21 - 42:34♪ I've loved, I've laughed and cried
I've had my fill my share of losing ♪ -
42:34 - 42:46♪ And now, as tears subside
I find it all so amusing ♪ -
42:47 - 42:58♪ To think I did all that
And may I say - not in a shy way ♪ -
43:00 - 43:11♪ Oh no, oh no, not me
I did it my way ♪ -
43:11 - 43:21♪ For what is a man, what has he got ... ♪
EK: Barbara Cassin, My Way, Frank Sinatra, -
43:21 - 43:24pourquoi ce choix, y a-t-il un rapport
avec la traduction? -
43:24 - 43:26♪ To say the things ♪
BC: Hé bien le rapport avec la traduction, -
43:26 - 43:29♪ he truly feels... ♪
c'est le rapport avec l'autre chanson -
43:29 - 43:31qu'on a pu écouter
au début de cette émission, -
43:31 - 43:35qui est de Claude François, non pas
My Way, mais Comme d'habitude. -
43:35 - 43:39Les deux sont des traductions
l'une de l'autre ou des adaptations. -
43:39 - 43:44Et justement, c'est entre les deux
que se situe la traduction. -
43:44 - 43:48C'est extraordinaire, la manière dont
on est passé de "métro-boulot-dodo", -
43:49 - 43:53ritournelle de Claude François,
mais sèche et percutante: -
43:53 - 43:55j'aime beaucoup cette chanson
de Claude François. -
43:55 - 44:04Et cette chanson-là, de glamour
de Frank Sinatra, qui est, -
44:04 - 44:07qui décrit son existence d'homme,
-
44:07 - 44:15sa "way", sa manière d'être un homme,
"not in a shy way, it was my way." -
44:15 - 44:17C'est une chanson testamentaire
et disons -- -
44:17 - 44:19EK: il revendique
BC: Hein? -
44:19 - 44:22EK: Il revendique son rapport au monde
et à ce qu'il fait, -
44:22 - 44:24BC: Absolument.
EK alors que l'autre a l'air de le subir. -
44:24 - 44:29BC: Oui, et puis alors, il y a quand même
une histoire de femme subie aussi -
44:29 - 44:31ou d'amour: l'amour n'est pas le même.
-
44:32 - 44:37Et avec Frank Sinatra, il s'agit vraiment
du monde -
44:37 - 44:39et pas d'un rapport à deux.
-
44:40 - 44:42EK: Bon,
c'est un magnifique rapprochement. -
44:42 - 44:44Est-ce qu'il y a un génie de la langue?
-
44:44 - 44:47Beaucoup en parlent, est-ce que pour vous
cela a de la consistance? -
44:48 - 44:50Ou est-ce que ça rejoint l'idée que
la langue qu'on parle, -
44:50 - 44:52c'est la langue de l'universel, et --
-
44:52 - 44:55BC: Non, non: je pense qu'il y a
effectivement des génies des langues. -
44:55 - 44:57Il y a des génies des langues.
-
44:57 - 45:00Non, ce que je pense, c'est que c'est
un encombrant problème, -
45:00 - 45:04parce qu'on tombe très vite dans
le nationalisme ontologique de Heidegger, -
45:04 - 45:06C'est-à-dire -
EK: ou de Rivarol? -
45:06 - 45:10BC: ou de Rivarol; dire ma langue est lié
-
45:10 - 45:14à mon peuple, à ma culture,
et c'est la bonne. -
45:14 - 45:15EK: Mon histoire.
BC: Mon histoire. -
45:16 - 45:19Donc, s'approprier l'universel,
comme dit Rivarol: -
45:20 - 45:23"La langue française,
c'est la langue humaine." Bon. -
45:23 - 45:24EK: Oui, je le cite:
-
45:24 - 45:26"Il me reste à prouver que,
si la langue française a conquis -
45:26 - 45:30l'Empire par ses livres, par l'humeur
et par l'heureuse position du peuple -
45:30 - 45:34qui la parle, elle le conserve
par son propre génie. -
45:35 - 45:38Ce qui distingue notre langue
des autres langues anciennes et modernes, -
45:38 - 45:40c'est l'ordre et la construction
de la phrase. -
45:40 - 45:42Le français nomme d'abord
le sujet du discours, -
45:43 - 45:46ensuite le verbe qui est l'action et enfin
l'objet de cette action. -
45:46 - 45:48Voilà la logique naturelle
à tous les hommes, -
45:48 - 45:50voilà ce qui constitue le sens commun."
-
45:50 - 45:53Et il termine en effet:
"Puisqu'il faut le dire, -
45:53 - 45:55la langue française est
de toutes les langues -
45:55 - 46:00la seule qui ait une probité attachée
à son génie, sure, sociale, raisonnable. -
46:00 - 46:03Ce n'est plus la langue française,
c'est la langue humaine." -
46:03 - 46:06BC: Oui, et vous voyez, ce qu'il y a
de très drôle, c'est que quand il dit ça, -
46:06 - 46:08au fond, il est grec.
-
46:08 - 46:09C'est-à-dire que --
EK: ou allemand. -
46:10 - 46:14BC: Oui, oui, enfin, l'allemand lui-même
était grec. [RIRE] -
46:14 - 46:18C'est-à-dire qu'il dit: "Voilà,
je parle le logos." -
46:18 - 46:22Le logos, c'est-à-dire
raison et discours joints. -
46:22 - 46:23EK: Ce n'est même pas que je le parle,
-
46:23 - 46:25c'est le logos qui parle
au travers de moi. -
46:25 - 46:28BC: Absolument. Absolument. Mais ceci dit,
c'est quand même moi qui le parle. -
46:29 - 46:32En l'occurrence, c'est quand même bien
la France qui, etc. -
46:32 - 46:35Et vous voyez, il est en train
de se passer quelque chose -
46:35 - 46:39de très intéressant aujourd'hui:
plus personne n'oserait dire ça, -
46:41 - 46:46bien que, en sous main, ça continue
à se penser, sauf que -
46:46 - 46:51par exemple là, nous sommes invités,
la France est invitée d'honneur -
46:51 - 46:53à Francfort, à la foire du livre
de Francfort. -
46:54 - 46:58Hé bien, Paul de Sinety qui est
le commissaire de cette exposition, -
46:58 - 47:03du pavillon français, a décidé
qu'il ne ferait pas -
47:03 - 47:07un pavillon de la France, mais
un pavillon du français, c'est-à-dire -
47:07 - 47:10le français comme langue parlée
par d'autres, -
47:10 - 47:12une langue qui n'appartient pas.
-
47:12 - 47:19Et ça, c'est déjà un pas extrêmement fort
et intéressant et intelligent -
47:19 - 47:21par rapport à ce "plus d'une langue".
-
47:21 - 47:24Chaque langue est en elle-même, déjà,
la langue d'un autre. -
47:25 - 47:27EK: Ça veut dire que, si on veut
bien faire de la traduction, -
47:28 - 47:31il faut avoir une sorte
d'intelligence flottante? -
47:31 - 47:32BC: Oui
EK: Comme le disait je ne sais plus qui, -
47:32 - 47:35il ne faut pas être rivé à une langue,
il faut savoir circuler? -
47:35 - 47:38BC: Oui, bien sûr, il faut rester entre,
entre les langues, -
47:38 - 47:41et entre est un très beau mot,
parce qu'il veut dire à la fois -
47:41 - 47:48"entre deux", inter en latin,
-
47:48 - 47:51et puis il veut dire aussi "entrer dans",
intrare. -
47:52 - 47:54Et je pense que c'est ça, la traduction.
-
47:54 - 47:56Il faut à la fois être entre, et entrer.
-
47:57 - 47:59[MUSIQUE](Voix Off) France Culture:
La conversation scientifique -
47:59 - 48:01par Etienne Klein.
-
48:01 - 48:03EK: Alors revenons à l'exposition
qui a lieu à Marseille, -
48:03 - 48:05parce qu'on n'a pas tout dit,
on a évoqué quelques sujets -
48:05 - 48:08mais il y a aussi des événements qui
se déroulent dans cette exposition. -
48:09 - 48:10Des conférences, j'imagine, ou des --
-
48:10 - 48:12BC: Oui, il y a eu
tout un cycle de conférences. -
48:14 - 48:21Le cycle de début, c'était, autour
d'un projet que nous avons en commun -
48:21 - 48:23avec un certain nombre
de chercheurs, déjà, -
48:24 - 48:27les intraduisibles des trois monothéismes.
-
48:27 - 48:29C'est le dictionnaire suivant,
si vous voulez, -
48:30 - 48:32le dictionnaire dont je pense que
nous avons besoin aujourd'hui. -
48:32 - 48:38C'est-à-dire comprendre autour de quels
mots s'enroule chaque texte dit sacré -
48:39 - 48:43des trois monothéismes en langue,
et essayer de voir comment ça fonctionne, -
48:43 - 48:46quels sont les noms de Dieu,
comment ça se dit, Dieu, -
48:46 - 48:49dans la Torah, dans la Bible
et dans le Coran? Bon. -
48:49 - 48:51Et essayons de réfléchir à ça.
-
48:51 - 48:54Comment ça se dit, "le livre",
comment ça se dit, "l'autre"? Bon. -
48:54 - 48:59Essayons de comprendre quels sont
les dispositifs, -
48:59 - 49:02si vous voulez, langagiers qui permettent
et qui permettent aussi -
49:02 - 49:06de passer d'un dispositif à l'autre,
de s'entendre. -
49:06 - 49:10On ne s'entend que quand on comprend
ce qu'on ne comprend pas, voilà. -
49:10 - 49:12EK: Est-ce qu'il y a une langue propre
des textes sacrés, -
49:12 - 49:14qui est revendiquée
par ceux qui y croient, disons? -
49:15 - 49:19BC: Mais ça dépend de quel texte:
pour la -- dans le catalogue, justement, -
49:19 - 49:22il y a un magnifique article
de Delphine Horvilleur -
49:22 - 49:26qui explique, bon, dans quelle langue,
-
49:27 - 49:29qu'est-ce que c'est exactement
que la Torah, -
49:29 - 49:32qu'est-ce qui a été écrit en hébreu,
qu'est-ce qui a été révélé: -
49:33 - 49:37les Dix Commandements?
Le Premier Commandement? -
49:37 - 49:41La première phrase? Le premier mot?
La lettre en creux du premier mot? -
49:41 - 49:45Bon: cette présence absente
de la langue hébraïque -
49:45 - 49:50est tout de suite commentée par un targoum
en araméen etc. -
49:50 - 49:53Ça, c'est visible, si vous voulez,
dans les manuscrits -
49:53 - 49:55que je montre dans l'exposition.
-
49:55 - 49:59Maintenant, prenons la Bible,
la Bible chrétienne. -
49:59 - 50:01En quelle langue se dit-elle?
-
50:01 - 50:04Hé bien, elle ne se dit
dans aucune langue, -
50:04 - 50:08elle se dit en latin de traduction:
dans la traduction de la Vulgate -
50:08 - 50:11par saint Jérôme: c'est ça,
la langue autorisée. -
50:11 - 50:15Et lorsqu'on montre, par exemple,
une Bible de -- -
50:15 - 50:17la Bible plurilingue d'Alcalà,
-
50:18 - 50:24hé bien on voit le latin comme
une bande principale au milieu, au centre. -
50:24 - 50:28Et puis il est flanqué
de deux bandes latérales, -
50:28 - 50:31l'une en grec et l'autre en hébreu.
-
50:31 - 50:36Et le commentaire, c'est:
"Voici le Christ et les deux larrons." -
50:37 - 50:41Donc vous voyez comment ça se passe
de manière infiniment différente. -
50:41 - 50:44Et enfin, le Coran, hé bien il est révélé
en arabe -
50:44 - 50:48et l'arabe doit rester la langue
du Coran. -
50:48 - 50:52Alors on peut traduire, non pas le Coran,
mais le sens du Coran. -
50:52 - 50:57Et néanmoins, ça, ça se voit
dans les manuscrits aussi -
50:57 - 51:01que l'on montre, qui sont des manuscrits
avec une traduction intralinéaire. -
51:01 - 51:06Donc sous l'arabe, il y a des mots,
par exemple en persan, en farsi, -
51:07 - 51:09et un mot sous un mot, mais ça ne fait
pas vraiment une phrase. -
51:10 - 51:13Et en tout cas, le Coran se dit
et se psalmodie en arabe. -
51:13 - 51:15EK: Est.ce que ces discussions
que vous avez, -
51:15 - 51:18ou ses conférences que vous faites,
sont bien accueillies? -
51:18 - 51:21Est-ce qu'il y a de la bonne volonté
dans ce travail de transposition, -
51:21 - 51:23ou est-ce que vous sentez qu'il y a
des résistances? -
51:23 - 51:25BC: Non, j'ai trouvé que c'était
magnifiquement accueilli, -
51:25 - 51:28mais il faut dire que Marseille
est une ville extraordinaire. -
51:28 - 51:31Et en l'occurrence, ce qu'il y avait
de si passionnant, c'est que -
51:31 - 51:36les lycées confessionnels venaient écouter
et écouter de manière croisée, -
51:36 - 51:38et préparaient les choses.
-
51:38 - 51:40Donc ça, c'était vraiment
très intéressant. -
51:40 - 51:43Il y a eu d'autres conférences,
il y a eu -- -
51:43 - 51:46Heinz Wismann est venu parler
avec Martin Rueff -- -
51:46 - 51:48EK: Oui, il a écrit il y a quelques années
Penser entre les langues, -
51:48 - 51:49BC: Voilà.
EK: Où il raconte son itinéraire -
51:49 - 51:53entre la langue allemande,
la langue française et la langue grecque, -
51:53 - 51:55BC: Oui.
EK: qui a formé sa pensée de l'autre, -
51:55 - 51:56très justement.
-
51:56 - 51:59BC: Oui, j'ai moi-même eu
une conversation, un dialogue, -
51:59 - 52:02avec Magyd Cherfi, qui a écrit
Ma part de Gaulois -
52:02 - 52:06et c'était aussi très intéressant:
bon, voilà. -
52:07 - 52:10Et puis il va y avoir bientôt
une conférence d'Alain Badiou -
52:10 - 52:15sur "Traduire La République", donc il a
hyper-traduit La République de Platon -
52:15 - 52:18et en a fait quelque chose de contemporain
et de f... -
52:19 - 52:22je ne sais pas s'il faut que je dise
que c'est fondamentalement différent -
52:22 - 52:26ou que c'est une appropriation extrême
-
52:26 - 52:30par l'aujourd'hui
et par la pensée de Badiou -
52:30 - 52:31de la pensée de Platon.
-
52:32 - 52:38Et puis il y a, en ce moment même,
deux traducteurs en résidence, -
52:38 - 52:42grâce au CNL, grâce --
qui ont une bourse pour traduire -
52:42 - 52:44Le monolinguisme de l'autre
de Jacques Derrida, -
52:45 - 52:47l'un vers l'hébreu
et l'autre vers l'arabe. -
52:47 - 52:52Et ils vont réfléchir aux difficultés
croisées qu'ils ont pu rencontrer. -
52:53 - 52:58EK: Est-ce qu'il y a des cas
où la traduction est tellement bien faite -
52:58 - 53:02qu'elle va s'imposer et devenir
infidèle à l'original? -
53:02 - 53:04Ou plutôt, l'original deviendra
infidèle à la traduction, -
53:04 - 53:05comme le dit Borges?
-
53:05 - 53:07BC: Oui, c'est une phrase de Borges.
-
53:07 - 53:10Hé bien vous voyez, je pense que
la Vulgate est un cas de ce genre. -
53:10 - 53:13C'est-à-dire que la Bible,
pour les chrétiens, -
53:13 - 53:20c'est le latin de la Vulgate;
or jamais le Christ n'a parlé latin. -
53:21 - 53:24EK: Alors justement, ça c'est un problème
qu'on retrouve aussi en sciences, -
53:24 - 53:27parce que vous êtes dans
la Conversation scientifique, -
53:27 - 53:28donc il faut qu'on parle un petit peu
de science. BC: Oui. -
53:28 - 53:30EC: Si on prend la physique, par exemple,
-
53:30 - 53:33le langage naturel ou
le formalisme naturel de la physique, -
53:33 - 53:34ce sont des équations.
-
53:35 - 53:38Est-ce que ça a du sens, pour vous,
de tenter d'imaginer ce qu'elles diraient -
53:38 - 53:39si elles pouvaient parler?
-
53:39 - 53:42C'est-à-dire, est-ce que ça a du sens
d'essayer de traduire la physique -
53:42 - 53:45dans la langue commune, quitte à
la retravailler, à la critiquer, -
53:45 - 53:49puisque ce que dit la physique n'est pas
déjà contenu dans le langage. -
53:49 - 53:50Souvent, elle contredit le langage.
-
53:50 - 53:53Est-ce que la vulgarisation,
comme on l'appelle, -
53:53 - 53:56vous paraît être une démarche qui relève
de la traduction en général, -
53:56 - 53:59du déménagement, de la métaphore,
justement? -
54:00 - 54:06BC: Oui, je dirais même, la vulgarisation
ne se fait pas de la même manière -
54:06 - 54:07dans chacune des langues.
-
54:08 - 54:11Et ce qui me paraît très intéressant,
c'est de travailler le rapport -
54:11 - 54:19entre une équation et les métaphores
qui servent à dire ce qu'elle dit. -
54:20 - 54:24Et ces métaphores ne sont pas les mêmes
dans les différentes langues. -
54:24 - 54:28Je pensais, enfin, il y a un article
du Dictionnaire des intraduisibles -
54:28 - 54:34qui n'a jamais été écrit, parce que
c'est un article en quelque sorte maudit, -
54:34 - 54:43parce que je l'ai demandé successivement
à Ricoeur, à Derrida, Lyotard, -
54:43 - 54:49à Nicole Loraux. et bon, aucun d'eux
n'a pu l'écrire. -
54:51 - 54:55C'est un article sur la métaphoricité
différentielle des langues. -
54:56 - 55:00Et je crois que cet article-là
aurait touché la -- -
55:00 - 55:04le rapport aux mathématiques, et
le rapport à la physique, et -
55:04 - 55:08le rapport à cette langue dite universelle
qui est le calcul. -
55:09 - 55:11EK: Oui, d'ailleurs, quand on lit
la traduction -
55:11 - 55:14d'un livre de vulgarisation anglais,
par exemple, en français, -
55:14 - 55:16on voit tout de suite
que c'est une traduction. -
55:16 - 55:18BC: Oui
EK: Parce que justement, les métaphores -
55:18 - 55:20qu'utilisent les physiciens anglais
ne sont pas les mêmes que les Français, -
55:20 - 55:23le rapport aux équations,
aux mathématiques, est différent. -
55:23 - 55:25BC: Oui: la mise en visibilité
n'est pas la même. -
55:26 - 55:28EK: Barbara Cassin,
quand on parle de traduction, -
55:28 - 55:31on pose la question du statut des
langues étrangères dans l'enseignement. -
55:32 - 55:34Est-ce que vous avez des recommandations?
-
55:34 - 55:35Est-ce qu'il y a des choses
qui vous choquent -
55:35 - 55:36dans les pratiques d'aujourd'hui?
-
55:37 - 55:38BC: Oh, ce qui me choque,
-
55:38 - 55:42c'est l'état des lieux des livres
d'enseignement de langues, -
55:42 - 55:46comme si la langue était simplement
un moyen de communication, justement. -
55:46 - 55:51Et comme si l'important, au fond,
c'était de savoir comment dire: -
55:51 - 55:53"Let's go to the pictures."
-
55:54 - 55:57C'est très important, mais ce n'est pas
la peine de l'apprendre en classe, -
55:57 - 56:00ou du moins, ce n'est pas ça qu'il faut
apprendre d'abord. -
56:01 - 56:04Je trouve que d'une part, il faut que
nous soyons bien meilleurs usagers -
56:04 - 56:12des langues -- des langues vivantes,
bien plus pratiquants, et donc, pour ça, -
56:12 - 56:22hé bien, vive les séjours linguistiques
et les échanges d'étudiants, bon. -
56:22 - 56:27Et puis je pense aussi qu'il faut que
nous soyons bien plus conscients -
56:28 - 56:30qu'une lange est autre chose
qu'un moyen de communication -
56:30 - 56:32et pour ça, il faut des textes bilingues.
-
56:32 - 56:36Il faut des vrais textes, autre chose
que des journaux, ou -- bon. -
56:37 - 56:41Des vrais textes, et les travailler
en bilingue. -
56:41 - 56:45Je suis pour que les manuels,
si vous voulez, -
56:45 - 56:51fassent leur part aux poèmes, par exemple,
et à la difficulté de traduire ces poèmes. -
56:51 - 56:54Et donc,
avec plus d'une traduction à côté, -
56:54 - 56:56Ça, ça me paraîtrait
un exercice formidable. -
56:57 - 56:59Et justement, savoir faire
avec les différences, -
56:59 - 57:05voilà ce qui me paraît lié
à l'enseignement de la traduction -
57:05 - 57:11et je dirais encore un mot sur la manière
dont se passe, au fond, aujourd'hui, -
57:11 - 57:13l'enseignement en France.
-
57:13 - 57:15En gros, quand même, on en est toujours à:
-
57:15 - 57:18"Asseyez-vous et taisez-vous,
et si vous parlez, parlez français." -
57:19 - 57:23Hé bien, si au lieu de dire ça, on faisait
-- on posait la question: -
57:24 - 57:27"Quelle langue parlez-vous? Peut-être
parlez-vous plus d'une langue: -
57:27 - 57:29laquelle? lesquelles?"
-
57:30 - 57:31EK: Et vous êtes sure que ça ne se passe
pas comme ça? -
57:31 - 57:33BC: Non, je pense que ça se passe
de plus en plus, mais -
57:33 - 57:39qu'il faut que ça se passe de manière,
disons, favorisée officiellement. -
57:40 - 57:43EK: Est-ce qu'il y a des raisons pour que
une population, par exemple les Français, -
57:44 - 57:46soient mauvais, comme on le dit souvent,
en langues étrangères? -
57:46 - 57:49Est-ce que c'est lié à leur rapport
à leur propre langue -
57:49 - 57:51qu'ils considéreraient comme meilleure
que les autres? -
57:51 - 57:52Est-ce que c'est de la suffisance?
-
57:53 - 57:58Est-ce que c'est un problème
d'enseignement, de culture? -
57:58 - 57:59BC: Je pense que c'est tout ça à la fois.
-
58:00 - 58:02Il y a un problème d'enseignement,
c'est-à.dire qu'on n'enseigne pas assez -
58:02 - 58:07à parler, communiquer en langue, donc
en l'occurrence, les échanges européens -
58:07 - 58:10sont fondamentaux, bon, et ailleurs.
-
58:10 - 58:17Et ensuite, on n'enseigne pas assez
la culture des autres langues, -
58:17 - 58:20sauf quand on est loin
dans l'étude d'une langue. -
58:21 - 58:22Mais d'emblée, non.
-
58:22 - 58:25Moi, je me souviens de Daffodils:
j'adorais ce mot, -
58:25 - 58:30j'adorais qu'il y ait Daffodils, ce poème,
dans mon livre d'anglais. -
58:31 - 58:33Aujourd'hui, quand je regarde
les livres d'anglais -
58:33 - 58:36de mes enfants et de mes petits-enfants,
il y a plus rien qui ressemble à ça. -
58:37 - 58:41[MUSIQUE] EK: c'est la fin
de cette émission, Barbara Cassin, -
58:41 - 58:42merci d'être venue.
-
58:42 - 58:45J'ai l'impression, en vous écoutant, que
finalement, la traduction, -
58:45 - 58:46c'est une affaire d'amour, non?
-
58:47 - 58:48BC: Oui, c'est une affaire d'amour --
EK: Vous êtes d'accord avec ça? -
58:48 - 58:52BC: Oui, mais alors ajoutons que,
à ce moment là, la politique aussi -
58:52 - 58:55est une affaire d'amour.
EK: Ça ne se voit pas tous les jours [RIRES]. -
58:55 - 58:56Merci, Barbara Cassin.
-
58:56 - 59:00C'était la Conversation scientifique
avec la collaboration de Cyril Baert, -
59:00 - 59:05à la réalisation, Laetitia Coïa
et à la technique, Myriam Guyot. -
59:05 - 59:23[MUSIQUE]
-
59:23 - 59:25EK: Tout de suite, c'est-à-dire
dans quelques instants, -
59:25 - 59:27vous retrouvez Antoine Guillot
pour le rendez-vous "Cinéma" -
59:27 - 59:29de France Culture.
- Title:
- Que veut dire " traduire" ?
- Description:
-
Etienne Klein reçoit la philosophe Barbara Cassin qui signe un Eloge de la traduction chez Fayard.
France Culture, La conversation scientifique, 11 mars 2017
https://www.franceculture.fr/emissions/la-conversation-scientifique/que-veut-dire-traduire
- Video Language:
- French
- Team:
- Captions Requested
- Duration:
- 59:50
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