La mutinerie - Etienne Chouard à propos des Inuits (David Graeber)

Étienne Chouard explique à l'appui d'un ouvrage de Graeber comment les sociétés égalitaires de chasseurs ont refusé le calcul précis des débits et des crédits pour placer au fondement de leur humanité le partage des ressources.

Le passage sur les Inuits, c'est celui dans lequel Graeber, ce gars-là,

explique cette expérience formidable d'un anthropologue

qui visite donc les esquimaux,

et qui part à la pêche avec eux, et qui revient bredouille.

Il n'a pas ramassé grand chose, et quand il rentre, à son igloo, sa tente,

il trouve plein de poissons, parce qu'un autre, qui a eu une bonne pêche,

a fait un tas de poissons et lui a donné. Alors il lui dit « merci ! ».

Et l'autre s'indigne, en disant « Il faut pas dire merci ! ».

L'Inuit lui répond :

« Dans notre pays, nous sommes humains », dit le chasseur.

« Et puisque nous sommes humains, nous nous entraidons.

Nous n'aimons pas entendre quelqu'un dire « merci » pour ça.

Ce que j'ai aujourd'hui, tu peux l'avoir demain.

Ici, nous disons qu'avec les cadeaux ont fait des esclaves,

et qu'avec les fouets, on fait des chiens. ».

Il faut avoir l'explication, avec l'explication on comprend mieux la puissance.

Et alors ça, ça vaut le coup de le relire, de le relire, de le relire dix fois,

c'est d'une puissance inouïe, c'est très fort ce truc.

« La dernière phrase est un peu un énoncé classique de l'anthropologie,

et l'on trouvera de semblables rejets du calcul des crédits et des débits... »

— rejet du calcul des débits et des crédits ! —

« ... dans toute la littérature anthropologique

sur les sociétés égalitaires de chasseurs.

Loin de se voir comme un humain

parce qu'il peut faire des calculs économiques,

le chasseur affirme qu'on est véritablement humain

quand on refuse de faire ce genre de calculs.

Quand on refuse de mesurer ou de garder en mémoire qui a donné quoi,

à qui, justement parce que ces comportements

vont inévitablement créer un monde

où nous allons entreprendre de comparer puissance à puissance,

de les mesurer,

de les calculer,

et puis de nous réduire mutuellement, progressivement, à l'état d'esclaves...

ou de chiens, par la dette.

« Non que cette homme, comme d'innombrables esprits

aussi égalitaires que lui au fil de l'histoire,

non que cet homme ait ignoré

que les humains ont une propension à calculer.

S'il ne le savait pas, il n'aurait pas pu dire ce qu'il a dit,

bien sûr qu'on a une propension à calculer.

Nous avons toutes sortes de penchants.

Dans toute situation de la vie réelle,

nous avons des inclinations qui nous poussent simultanément

dans plusieurs directions différentes, et contradictoires.

Aucune n'est plus réelle que les autres.

Laquelle choisissons-nous comme fondement de notre humanité

et plaçons-nous à la base de notre civilisation,

telle est la vraie question. »

Et en ce moment, ça fait pas longtemps,

ça fait deux cents ans, trois cents ans, c'est pas long...

Mais depuis trois cents ans,

les marchands ont colonisé notre imaginaire !

Nous comptons les débits et les crédits !

Un marchand, quand il fait sa transaction,

quand on paye, il n'y a plus de relation entre les gens.

Il y a une relation pendant la transaction,

et le paiement éteint la relation !

Et nous redevenons des étrangers.

Alors que les humains, depuis la nuit des temps

— ce que racontent les anthropologues, c'est fabuleux ! —,

c'est que les humains, avant que les marchands ne nous colonisent

et ne nous déshumanisent,

les humains savaient l'importance qu'il y avait à ces micro,

micro-obligations réciproques permanentes.

Et quand on, quand...

Ce qui a précédé la monnaie, ça n'était pas le troc :

le troc n'a pas existé, le troc existait entre étrangers.

Mais une société qui comptait vivre ensemble

et qui avait devant elle l'éternité ne troquait pas.

On se prêtait les choses :

« oui, t'as besoin de tel outil, je te le prête évidemment,

il n'y a pas de problème, je te le prête »,

comme dit l'Inuit, « tu en as besoin, c'est à toi, prends-le,

enfin, oui je te le prête... Tu me le rendras,

tu me rendras un peu plus, ou tu me rendras un peu moins... ».

Ils ne se rendent jamais exactement la même chose,

pour qu'il y ait toujours une petite obligation qui fait qu'on ne s'étripe pas...