Ma mémoire, c'est moi! (2/5) - RTS Vacarme

Voir https://www.rts.ch/la-1ere/programmes/vacarme/7424217-vacarme-du-02-02-2016.html :

"...Dix ans sans souvenirs

Suite à une électrocution, Marc Rueger se réveille aphasique et amnésique. Les souvenirs des dix dernières années de sa vie se sont envolés pour toujours. La vie avec sa famille et ses amis devient alors difficile. Comment retrouver le fil de son identité et construire le futur quand son propre passé s’est échappé ? Dix ans après cet accident, alors qu’il s’est patiemment reconstruit, Marc Rueger témoigne pour Vacarme des tours et détours joués par sa mémoire. ... "

(Générique) Musique + Vacarme

Je vois toujours, par exemple une photo,

c'est la dernière de mes filles qui est sur une plage, c'était du côté de Sète,

parce que ça, c'est mes filles qui m'ont raconté.

Puis elle est toute petite, elle a quoi, 2-3 ans, elle a les cheveux tout blonds,

puis elle lève le doigt au ciel, puis elle est en train de marcher sur la plage.

Je me dis, purée, j'ai vécu ça et c'est moi qui l'ai pris en photo comme ça.

Je voyais que j'avais vécu ça, mais il y avait... c'était pas palpable.

(Musique et son répété) Vacarme. Ma mémoire, c'est moi!

Marc Giouze - Véronique Marti.

(Véronique Marti?) Bonjour à tous.

En septembre 2006, le 17 exactement,

Marc Rueger, un père de famille fribourgeois d'une quarantaine d'années,

est traversé par une puissante décharge électrique

en voulant réparer la pompe à chaleur de sa maison.

Une décharge entrée par le majeur, resortie par la tête,

effaçant au passage un pan entier de sa mémoire,

Dix années s'envolent dans l'accident, les dix dernières.

Il se réveille aux soins intensifs, le lendemain, et reconnaît mal ses proches.

En 24 heures, ils ont pris de l'âge, des cheveux gris.

Ses fillettes, elles, sont devenues des adolescentes.

Pour lui, c'est un peu comme s'il était resté 10 ans dans le coma.

A l'amnésie s'ajoute l'aphasie: pendant deux ans, Marc n'a plus pu parler.

La parole est revenue ensuite, mais pas les souvenirs.

Il va nous raconter aujourd'hui son histoire, et surtout comment on se reconstruit,

comment on retrouve le fil de son identité

quand un quart de sa vie s'est volatilisé d'un coup,

et comment le vivent les proches.

Voici "Dix ans sans souvenirs"

un reportage de Cécile Guérin réalisé par Matthieu Ramsauer.

(Marc Rueger) Quand j'ai eu mon accident en 2006,

je me suis retrouvé, voilà, en sortant du coma,

aphasique, hémiplégique et puis avec une partie de mémoire effacée.

(Cécile Guérin) Une partie de votre vie effacée?

(MR) Totalement, puis j'ai jamais rien retrouvé ... sauf un, oui, une image:

j'étais avec mon épouse au milieu d'un champ à côté d'une voiture,

et on est en train de piqueniquer.

Le problème de la mémoire, c'est, elle s'est arrêtée grosso modo, f... 1996.

Mais après, vous collez directement 10 années plus tard,

mais ça veut dire qu'il n'y a pas un espace-temps.

(CG) Mais donc, attendez: 2006, vous avez l'accident, vous perdez la mémoire,

donc vous vous retrouvez comme si vous étiez en 1996?

(MR) Oui, exactement.

(CG) Il y a un gap qui n'existe plus?

(MR) Voilà, et il est pas quantifiable,

dans le sens que c'est pas comme sur une cassette

qui a un morceau de musique, ben qu'il y a plus, il y a un temps de pause:

non, c'est collé.

Moi, je me suis réveillé --

(CG) -- C'est collé?

(MR) -- j'ai dit... j'ai pas reconnu mes filles.

(CG) Elles avaient quel âge?

(MR) Alors, l'aînée avait, 2006, 91, elle avait 15 ans

(CG) Et vous croyiez qu'elle avait 5 ans?

(MR) La deuxième avait 13 ans, et puis la dernière avait 10 ans.

Alors je lui ai dit: "Ben voilà, Camille, mais c'est qui, les deux jeunes filles?"

Par contre mon épouse, à l'époque, bon, parce que maintenant je suis divorcé,

elle, je l'ai reconnue, parce qu'elle n'avait pas changé.

C'est vrai qu'elles l'ont un peu mal pris.

Je pense que ça a dû être très dur pour elles.

Et en fait, j'avais pris l'aînée pour la plus petite.

Donc voilà, c'est du collé.

(CG) Pour un enfant, entre 0 et 10, ou entre 5 et 15,

il s'en passe des choses avec son papa?

(MR) Alors voilà, ben c'est... j'osais plus regarder les photos.

parce que c'est comme si je regardais l'album photo de...

d'une connaissance, ou comme ça.

Mais en fait, c'était des moments que je n'avais pas vécus,

j'avais pas le ressenti d'une photo.

Et puis alors ça, c'était l'horreur.

Alors bien que mes filles, elles on fait,

enfin tout mon entourage avait fait un travail super,

en essayant de m'expliquer: "Ben tu vois, c'était telle date", enfin--

(CG) Et elles essayaient de vous faire retrouver cette mémoire.

(MR) Voilà. Alors... mais, ben rien n'était présent.

Donc OK, je vous mens, vous m'acceptez.

Après, il y a un jour où il a fallu sortir de l'hôpital.

Alors, ça, c'était la grosse angoisse.

Parce que les premières émissions que j'ai vues,

un jour, je regardais un Grand Prix Formule 1, et j'ai dit:

"Putain! Les voitures, elles ont changé."

Donc, qu'est-ce qui m'attend dehors?

Parce que je sentais un peu l'hôpital, un peu comme une protection.

J'avais peur de sortir. Je suis arrivé à la maison,

j'ai vu que oui, alors oui, il y avait plein de choses qui avaient changé,

mais les murs n'avaient pas changé.

Ça, c'était... ça m'a un petit peu réconforté.

Mais c'était de voir un peu tout ce changement, et tout.

Les personnes, aussi.

J'avais un peu une espèce de parano, là,

je voyais les gens qui me regardaient, enfin..

un jour, j'allais avec mon épouse à la déchetterie, je lui dis:

"Ils me regardent tous,"

enfin, j'écris dans mon cahier....

Et moi, je ne savais pas qui c'était.

(CG) Et eux, ils savaient?

(MR) Bien sûr, alors par la suite, il y a des personnes qui m'ont dit:

"Ben, on osait pas t'aborder parce que, ben on savait pas comment faire, euh..."

(CG) Les gens étaient un peu troublés.

C'est troublant, c'est-à-dire que...

ils vous connaissaient dans ces 10 ans qui vous manquaient.

Et vous, vous pouviez pas dire:

"Ah ben oui, tu te souviens, on est allés," je sais pas, "faire ça ensemble."

C'était, il y avait ce lien qui était perdu, quelque part?

(MR) Ben oui, parce que j'ai refait connaissance avec des amis que j'avais eus --

(CG) Dans ces 10 ans-là

(MR) -- dans ces 10 ans-là, mais que je m'en rappelais pas.

(CG) C'était des inconnus, pour vous?

(MR) Pour moi, t'es qui?

Alors dans mes cahiers que j'ai toujours gardés,

parce que j'ai un carton à bananes

avec je ne sais plus combien de centaines de cahiers,

j'écrivais tout dans un cahier A4 pour communiquer --

(CG) Parce que vous n'aviez pas la parole, hein?

Là, maintenant, vous avez retrouvé la parole.

(MR) Voilà, oui.

C'était pas évident, dans le sens que, si je prends le cas,

je rencontrais des personnes, je sais pas,

on était à une table de bistrot, un truc comme ça,

je voulais discuter, ou bien même en famille, hein?

Je voulais discuter, mais en fait, j'avais pas droit au chapitre.

Alors vous avez toujours les mains occupées,

avec des services, ou un verre ou un truc comme ça.

Puis quand vous écrivez,

ça va beaucoup plus long que la parole.

Et puis un jour, je rappelle, en mangeant du poulet,

ça, c'est mon anecdote,

puis j'ai repensé à un vieux film, "Les enfants du silence."

Et tout à coup, j'ai dit:

"Purée, les sourds, ils ont la langue des signes."

Puis c'est là que je me suis dit qu'il fallait apprendre cette langue,

parce que pour moi, c'était... c'était la solution miracle.

(CG) Pour pouvoir vous exprimer en direct, quoi.

(MR) Mais par contre, ben voilà, ben j'ai...

c'est vrai que cette langue, je l'ai appris relativement vite.

J'ai été très profond dans le domaine de la surdité, qui est un domaine très intéressant.

Mais en fait, ça va... J'ai pas pu communiquer, en fait, avec les personnes entendantes.

Par contre, alors, j'ai changé un peu de monde,

parce que pour moi, c'était plus facile avec les personnes sourdes,

on s'exprimait en langue des signes,

pas besoin de cahier, pas besoin de sac avec un stylo, avec tout le tralala.

Donc pour moi, c'était un confort.

(CG) Et puis eux, ils vous renvoyaient pas à votre vie d'avant?

(MR) Ah non, c'était..

(CG) C'était des nouveaux amis.

(MR) ... m'ont encoura... alors il y a quelque chose qui était, j'ai trouvé ça fabuleux,

c'est qu'en fait, ils étaient... m'ont encouragé à apprendre leur langue, leur culture.

Ils étaient vraiment, à quelque part, aux petits soins,

parce que pour eux, c'était un truc un peu jamais vu.

Et puis j'ai été vraiment accueilli, mais à bras ouverts.

Oui, c'était, j'allais dire presque le meilleur,

le meilleur médicament contre ce qui m'était arrivé,

parce que ben voilà, j'avais quelque chose à apprendre,

ça m'occupait l'esprit, je ruminais pas. Ça a été un truc passionnant.

(2 notes répétées, aussi sur ce qui suit)

(MR) Si vous regardes mon mur, là un petit peu --

(CG) Il y a des post-it, oui, ah non il y a des photos. On va voir?

(MR) Il y a des post-it

(MR) Il y a des postit, oui.

(CG) On va voir, non mais je veux pas les post-it, je vois ça,

mais on peut aller voir ensemble
(musique se développe)

(MR) Alors, (MR + CG) Les postit,

(MR) ça, c'est ma mauvaise mémoire. Parce que...

(CG) Elle a pris un coup dans l'accident, quand même?

(MR) Oui, alors j'ai une excellente mémoire sur tout ce qui est très antécédent,

je peux dire: "Dans les années 90, toi, je t'ai rencontré,

tu étais habillé telle, de telle manière et on s'est vus telle date, telle heure."

(CG) Votre enfance, tout ça...

(MR) C'est une mémoire d'éléphant, même les gens sont des fois surpris.

Par contre, ben voilà, il y a plein de choses, des fois, que...

que j'oublie, même que je les écris ou je dois les voir.

Même dans mon travail, des fois, il y a des choses que je fais encore aujourd'hui

et que je sais pas pourquoi je les fais:

je les ai apprises, mais c'est, comme je vous disais, la mémoire corporelle ou --

(CG) des gestes

(MR) -- mémoire résiduelle, c'est, voià, c'est comme quand on dit, on fait du vélo, puis

(CG) Ça s'oublie pas.

(MR) Ça s'oublie pas.

(CG) Mais c'est quoi, dans votre travail, vous êtes, vous faites quoi comme travail? (MR) Je suis technicien de maintenance dans un, dans des bains thermaux (CG) D'accord, donc chauffagiste, comme ça, enfin, ces gestes-là? (MR) Je m'occupe du chauffage, de sanitaires -- (CG) D'accord. (MR) -- enfin la totale, hein , l'électricité: j'ai toujours pas peur de l'électricité, parce que je m'en rappelle pas. (CG) Oui, parce que votre accident, c'était -- (MR) C'était une électrocution. Et par contre, c'est un peu un métier de passion, tout ce qui est wellness, déjà depuis des années, parce qu'à l'époque, ben, quand cet accident m'est arrivé, j'avais ma propre entreprise. (CG) Donc vous aviez ces gestes-là, vous les connaissiez par coeur, on va dire, là, presque des gestes de routine? (MR) Oui, mais, par contre, je me rappelle pas tous ceux que j'ai appris, alors des fois, je me surprends encore, encore aujourd'hui je faisais un boulot... et je sais pas pourquoi, mes mains le font et puis c'est bon, ça roule. (CG) Sans savoir comment vous avez appris ça? (MR) Comment et où je l'ai appris, je ne sais pas. (CG) Mais par contre, vous êtes sûr que c'est le bon geste? (MR) C'est... c'est automatique, je... "tiens, c'est fait." (CG) Et ça vous surprend encore? (MR) Alors maintenant, ça me surprend... maintenant j'en rigole un peu. Parce que voilà, ben il y a eu l'année passée, justement, toute cette thérapie ENDF qui m'a fait que maintenant, toutes ces choses là ne m'angoissent plus, donc, maintenant, je les vois avec, avec sourire. (CG) Oui, c'est-à-dire qu'il y a une partie de la mémoire, on va dire, des gestes, qui vous revient comme ça, naturellement. Puis il y a une autre partie, j'imagine, la mémoire autobiographique, enfin, tous ces souvenirs, où, je pense, vous faites des efforts pour vous en rappeler, et puis là, ça revient pas, donc, c'est hyper-énervant, j'imagine. (MR) Voilà, ben si on -- (CG) A regarder, là, sur votre mur, (MR) sur ce mur-- (CG) vous avez des photos. (MR) Alors très honnêtement, jusqu'à il y a deux ans en arrière, il y avait rien. J'ai eu essayé d'afficher ces photos, là, c'est mes filles, quand elles étaient petites. Et ça, c'était une photo, justement, qui a été prise peu de temps avant mon accident. Donc j'avais déjà de la peine à la regarder, du reste, elle était en face de moi quand j'étais à l'hôpital. C'est le seul truc que j'avais affiché au départ. (CG) Vos filles, oui. (MR) Il y avait, par exemple. Oui, parce que c'est vrai qu'elle comptent beaucoup. C'était nos dernières vacances en 2006, dont j'ai aucun souvenir (CG) Vous êtes à faire du kayak, euh... (MR) Er ça, je m'en rappelle pas. Et ça, c'était exclu de les regarder, parce que... ah, j'étais mal foutu pendant je sais pas combien de temps, après. (CG) Ça vous déprimait? (MR) Ah oui, ça... déprime, c'est vrai, ça me travaillait. Je sais pas, c'est des trucs qui, qui travaillent. Puis juste en dessus, j'ai encore un carton à bananes plein de, rempli de pochettes de photos, mais que j'ai commencé à ouvrir, ben justement, ben, fin... j'ai fini cette thérapie c'était quoi, début 2015, où là, ben voilà, j'ai commencé à afficher. Parce que, ben voilà, j'ai dit "Mais c'est quand même dingue que, aujourd'hui, je peux les voir, je peux essayer de m'imaginer, bien que j'aie pas la sensation du vécu, mais ça ne me touche plus." (CG) Ça ne vous fait plus souffrir? (MR) Oui. Très honnêtement, je dois dire que ça fait.ben voilà, ça fait une année que je revis. Où cette fois, je peux dire que je suis heureux. Mais pendant neuf ans, c'était vraiment difficile. (CG) C'est difficile à expliquer comment le fait d'oublier 10 ans de sa vie, de plus avoir cette mémoire-là, peut, si je vous comprend bien, faire chavirer en fait votre, votre être intérieur, enfin, qui vous êtes vraiment? 13:12