Bonjour à tous. Ça va ? Ouah ! Ne vous inquiétez pas, ça va être rapide. (Rires) Le 27 octobre 2005, deux jeunes adolescents, Zyed et Bouna, meurent électrocutés dans un poste EDF en tentant d'échapper à un contrôle de police. Du coup, des jeunes de Clichy-sous-Bois se soulèvent contre la police, qui rétorque quelques jours plus tard en envoyant une bombe lacrymogène au pied d'une mosquée en plein mois de ramadan. S'ensuivent des émeutes dans les quartiers, d'abord dans le 9-3, puis dans tous les quartiers de France. J'avais à l'époque 19 ans, et j'ai grandi en Seine-Saint-Denis ainsi que toute ma famille, une partie de mon enfance et de mon adolescence. Je me suis senti très concerné par ce qui se passait parce que comme une bonne partie de ces jeunes qui eux s'exprimaient par la violence, j'étais moi-même issu de l'immigration et je pouvais ressentir le malaise qu'ils avaient vis à vis du système ou de la France. Ce qui m'a vraiment frappé à ce moment-là, c'est le traitement des médias à double tranchant. D'un côté, le gamin que j'étais me disait, tout le monde en parle. Les pouvoirs publics ne vont pas pouvoir ignorer la difficulté qu'il y a en France, l'harmonie, la problématique qu'on a à unifier des Français qui sont divers et notamment dans certains quartiers, ces problématiques qui se sont accumulées depuis des dizaines d'années et que l’État n'arrive pas et n'arrive toujours pas à endiguer. De l'autre, en fait, c'était cette peur en voyant semaine après semaine, se poser une caricature de cette fracture sociale qui s'imposait comme une chape de plomb sur la société, ce dialogue de société qui était dû notamment au langage approximatif d'abord employé par les médias puis qui se répandait au niveau des gens dans leur dialogue au quotidien. On entendait parler de guerre civile. Le terme improprement employé était celui-là qui était répandu. On entendait parler que la France était à feu et à sang. Pourtant, les quartiers concernés, si on les additionne, ne représenteraient qu'à peine 0,01% du territoire. On a même parlé à un moment de révolte musulmane. Bref, les approximations de langage en fait qui composaient, qui polluaient et qui perturbent le dialogue de société, se retrouvaient au niveau des gens et a fortiori, dans une société diverse, créaient une complexité. J'ai vu au fil des semaines, se poser une rhétorique implicite du « eux » contre « nous » avec deux camps. D'un côté, plutôt une population qui serait blanche, conservatrice, au moins, voire raciste, et qui aurait un intérêt à entretenir des plafonds de verre et le système discriminatoire l'arrangerait, donc le maintenir. De l'autre côté, une population immigrée qui serait soit fainéante et/ou génétiquement violente et qui bien entendu soit porte le voile, la capuche et -- mesdames et messieurs bien sûr -- la fameuse casquette à l'envers. Le dialogue de société, perturbé comme il l'était à ce moment-là, était non seulement offensant, offensant pour les uns comme pour les autres. D'autant plus que nous devons faire face à deux défis. Le premier, c'est celui de la diversité. Nos sociétés sont diverses et vont l'être de plus en plus, qu'on le veuille ou non. L'explosion des flux migratoires, nous-mêmes étudiants en France, on a la chance de pouvoir partir facilement en Erasmus à l'étranger, et pourquoi pas ? s'expatrier, y vivre. De même, on peut venir chez nous plus facilement mais cet enjeu n'est pas seulement l'enjeu qui se passe en France, c'est l'enjeu pour toutes les sociétés du monde et c'est un mouvement avec lequel il va falloir dealer. Le second événement historique auquel nous assistons -- je ne veux pas parler du 4e titre consécutif que le PSG va remporter cette année... Zlatan, si tu nous entends, paix à ton âme, plutôt. Je veux parler bien entendu de la crise d'Internet. Les remaniements qui sont dus à l'essor et à l'explosion du numérique, de l'ère du réseau, où chaque domaine de la société est frappé et remis en question par les valeurs collaboratives, participatives, qui bien sûr ouvrent un champ des possibles incroyable mais aussi ouvrent une ère de doute et de remise en question. Il était beaucoup plus facile pour le Général de Gaulle posé devant l'ORTF à 20h, pendant que les Français buvaient leur soupe de nous raconter le récit national et de nous raconter la grandeur de la France et de créer quelque part du lien social. Aujourd'hui nous sommes potentiellement 7,5 milliards chaînes d'information capables d'émettre de l'information et d'en recevoir. On est passé en somme d'une société à voix dominante à une société à voix multiples où tous peuvent s'exprimer. L'agora 2.0 pour ne pas dire l'agora 3.0, en réalité, est une agora où on n'est plus réellement représenté par une petite partie de personnes qui parlent au nom de tout le monde mais bien de 7,5 milliards de personnes potentielles qui ont leur avis, leurs idées, leur créativité, leurs notions mais aussi leurs violences, leur ras-le-bol. Aujourd'hui, tout ça est un phénomène nouveau. On est aussi dans cette génération face à cet essor des personnes qui peuvent s'exprimer dans une culture du clash. La parole est devenue assimilée au conflit. C'est l'ère des trolleurs, des haters, de la provoc, pour faire des vues, des likes, attirer sur sa page. C'est même devenu une stratégie politique, une stratégie un peu offensive, de poser des punchlines. C'est devenu le code. La parole est devenue un sport presque de combat, obligée dans le temps court pour attirer les gens par peur, pour attirer la peur. C'est le sensationnel qui nous permet de nous faire entendre. En réalité, c'est même une stratégie. C'est comme ça que les émissions de télé sont faites. On cultive cette culture du sensationnel et qui est en train, dans l'inconscient collectif, de structurer la parole à un sport de combat. En réalité, tout le monde peut prendre la parole, mais on ne s'écoute plus vraiment. Dans ce brouhaha, je me suis posé la question ; à un moment donné, je me suis dit : « Comment recréer, dans la société, des espaces où la communication, le dialogue, pourraient se faire de manière profonde, sincère et constructive ? » En 2012, je me suis rendu à l'université de Seine-Saint-Denis pour y créer deux choses : un concours de prise de parole en public et plus tard, une année après, une formation à la prise de parole en public. Ce concours, ces programmes dits « Eloquentia » consistaient en deux temps. Le premier : un concours ouvert à tous les jeunes de Seine-Saint-Denis entre 18 et 30 ans qui peuvent venir et défendre le propos qu'ils souhaitent, que ce soit une idée, leur créativité, s'ils ont envie de tenir une parole de colère contre la société. Tout le monde peut s'exprimer que ce soit en rap, slam, alexandrins, prose, discours, peu importe dès lors que ce que tu viens nous dire est sincère. Très rapidement, des dizaines de jeunes, dès la première année, ont participé au concours. On a eu des amphithéâtres pleins à craquer et pourtant on était en plein cœur du 9-3 et dans la société on avait déjà une crispation sur la liberté d'expression qui se mettait en place, en décalage complet avec ce qui se passait en plein cœur de la Seine-Saint-Denis. Le deuxième programme était une formation à la prise de parole en public pour travailler sur la confiance en soi et justement travailler la parole avec un collectif, en groupe. Une formation qui s'articule sur cinq temps : le premier, c'est travailler sur la prise de parole en milieu professionnel. On leur demande : « Quel est ton rêve ? Que veux-tu faire ? » On s'adapte sur 60 heures de semaine en semaine à les accompagner, à leur donner les codes pour pouvoir aller au bout de leur rêve. Le second point : structurer la pensée, structurer le discours. C'est la partie un peu plus aristotélicienne, le discours d'Aristote : l’exorde, une intro, l'argumentation, la réfutation, la péroraison. Structurer la pensée. Troisième temps : un rapport. La parole n'est pas uniquement quelque chose de personnel. C'est ce qu'on fait avec un groupe, avec les autres. Comprendre pourquoi est-ce que là mon cœur, juste avant de rentrer, battait à 2 000 à l'heure ? Le comprendre, gérer son stress, le positionnement de son corps, appréhender, en fait, le rapport aux autres au-delà du simple fait de parler et d'interagir avec les autres. Le reste, c'était de travailler sur la créativité. Aller vers des prises de paroles différentes par le slam, la poésie, le théâtre, qui permettent l'introspection, la remise en question et essayer d'appréhender la parole sous de nouveaux codes. Très rapidement, on a obtenu des résultats dingues dès la première année. Des dizaines de participants. L'événement est devenu un événement référencé en Seine-Saint-Denis où des jeunes pas uniquement de l'université, d'ailleurs jamais de l'université, assistaient aux battles. En ce qui concerne la formation, il y avait un phénomène particulier qui se créait : quand les jeunes parlaient, ils venaient, ils s'ouvraient aux autres mais d'abord à eux-mêmes. Dans ce cadre très intime, en s'ouvrant aux autres, il y avait une empathie, un collectif capable d'aborder tous les sujets et de co-construire une réflexion, pas toujours de changer d'avis, mais en tout cas d'évoluer et de s'enrichir les uns les autres. En 2015, pour la deuxième année de la formation, comme on était à contre-courant avec ce qu'il se passait dans la société, j'ai décidé de réaliser un film qui suivrait le plus fidèlement possible ce qu'il se passait au niveau de la formation et du concours. En suivant ces jeunes ordinaires, -- 22 000 jeunes à l'université de Saint-Denis, et 25 000 à côté, à l'université de Villetaneuse, 50 000 jeunes qui ne sont pas tous de banlieue mais pour beaucoup d'entre eux oui, qui ont intelligence, créativité, des propos, des militantismes, qui, au demeurant, dans cette ère collective sont indispensables pour refaire société. Mettre la lumière sur eux, suivre ce qu'il se passait. Et à la fois, ils avaient une dimension extraordinaire parce que pendant 60 heures, ils venaient le samedi de 9h30 à 19h30 pour se battre, pour être accompagnés, pour qu'on les accompagne à dire ce qu'ils avaient à apporter à la société et qu'ils aillent au bout de leurs rêves, professionnels notamment. Le premier jour de tournage, c'était le 7 janvier 2015. La première fois qu'on les a filmés, au même moment, la France entamait l'apogée de sa crise sur la liberté d'expression. Les attentats de Charlie Hebdo justement, et les six semaines suivantes, pendant que toute la société se tendait, que le dialogue de société était vraiment très très compliqué, à nouveau une famille se formait, était capable d'aborder tous les sujets y compris celui de Charlie Hebdo, dans une dimension de respect, d'écoute mutuelle et de co-construction. Le film s'appelle « À voix haute ». Je vous propose de regarder un court extrait. J'ai dit ce que je pensais. Quand j'ai parlé des cordes arrachées, je l'ai vraiment pensé quand tu l'as dit. Je voyais la scène... - Ça ne m'a pas blessée. - OK Cool. Si ça blesse l'autre, on ne peut pas rire de tout. Il faut s'adapter à la situation inverse Si ça le bloque, ce n'est peut-être pas un manque de respect mais c'est délicat de rire de ça devant lui. Comment tu fais pour savoir que ça le bloque ? Oui c'est ça... En fait, tout le monde a une sensibilité différente. Il faudrait une limite pour chaque personne, ce n'est pas possible. On peut avoir des sensibilités différentes, si on a la culture de l'autodérision. On peut rire de tout en France. Si on s'attaque à une autre culture, il faut faire attention. Si tu dis : « C'est du domaine privé, on n'y touche pas, C'est une autre culture, on ne peut pas en rigoler. » Si on commence comme ça, on arrête l'humour. L'humour, c'est un combat. La parole, c'est un combat, une arme. Je pense et j'ai envie de faire des blagues qui vont dans mon sens. Je sais qu'en face, il y en a qui ne pensent pas comme moi. Dieudonné, je le déteste. Je suis très content qu'il puisse s'exprimer. Je vais utiliser mon humour, ma parole pour le combattre. On a tous des sujets qu'on n'aborde pas, d'autres qu'on aborde. Je n'empêche personne de le faire mais personnellement, je sais que si je vais blesser, je ne le ferais pas. Si j'ai le choix de blesser ou non, je ne le ferais pas. On fait tous les hypocrites. C'est pas possible. On va tous rire. On le sait très bien, il y a des choses dont on va rire. Mais quand ça nous vise, on va en pleurer. Toute cette histoire, c'est un travail qu'il faut faire sur nous-mêmes. Faut qu'on arrête d'être hypocrite. Personnellement, j'ai dépassé ce stade. Je peux rire de moi. Il n'y a pas de problème. Si mes parents meurent et qu'on fait une blague, si je la trouve drôle, je vais rire, c'est sadique complètement fou, mais moi si ça me fait rire, je ris. Sinon, je ne ris pas. Je ne vais pas faire une polémique. Faut arrêter d'être hypocryte au bout d'un moment. Vivre et laisser vivre. S'il y en a qui veulent en rire, qu'ils en rient. Fraise ? (Applaudissements) Merci beaucoup. Le message que j'aimerais vous faire passer en fait, c'est que dans cette crise, dans cette ère à multiples voix dans laquelle nous vivons, on est capable de se parler et aussi de se comprendre. On a obtenu des résultats qui valent ce qu'ils valent. On est depuis 4 ans à 1 000 étudiants formés. Cette année, on va passer entre 800 et 1 500 jeunes qui vont être concernés par notre programme. Le Conseil Général de Seine-Saint-Denis nous laisse travailler sur 50 collèges pour initier les jeunes à la prise de parole et l'importance de la parole citoyenne et de les impliquer dans la vie de leur établissement. Le concours Eloquentia a commencé à Nanterre, à Grenoble, à Limoges. Mais j'ai envie de dire, on est sur quatre universités, il en existe 72 potentiellement. On a travaillé avec 1 000 jeunes jusqu'ici. Il en existe des millions qui seraient prêts et qui le sont, c'est leur montée de terrain. Génération métissée, interconnectée, les Millenials ont ça dans leur ADN. Ils n'attendent que ça, qu'on offre des cadres éthiques, sains. Ça passe bien entendu par les institutions. L'Éducation Nationale s'empare du sujet sur les questions de prise de parole. Mais il faut continuer. C'est d'ailleurs à mon sens, l'enjeu prioritaire de société, avant même d'essayer de nous convaincre d'être socialiste, d'être libéraux ; d'essayer de nous convaincre d'être de gauche, de droite, avant même d'essayer de nous convaincre qu'il faut peut-être travailler plus, peut-être participer plus par l'impôt au nom d'un idéal commun. Le préalable, c'est comment on réapprend à communiquer dans cette ère à multiples voix qui donne le vertige et comment on recrée un espace et des conditions d'un dialogue collectif qui va permettre de co-construire à nouveau une identité citoyenne commune. Alors comme le dit Eddy dans le film, il faut qu'on bosse sur nous-même. Ça concerne toutes les personnes de la société sans exception. Les riches, les pauvres, les gens des banlieues, les gens de la ville, toutes les religions, les musulmans, les juifs, les catholiques, les bouddhistes, tout le monde est concerné. C'est d'abord pour réussir ce défi collectif de société, c'est d'abord une révolution personnelle qu'on doit entamer sur nous-même puis dans notre cercle familial, puis avec nos potes, au boulot, et c'est uniquement par ce biais-là, et si on prend conscience de l'urgence de cela que l'on peut refaire société collectivement et les institutions accompagneront. Mais c'est d'abord une prise de conscience qu'on doit faire individuellement. Je signe chacune de mes œuvres par un maillon parce que j'appartiens moi-même à une chaîne, à laquelle nous appartenons tous. Nous sommes la génération la plus interconnectée de l'Histoire. En vrai, on est ensemble. Nos vies, nos destins, sont liés les uns aux autres. Apprenons simplement maintenant à en parler. Merci à tous. (Applaudissements)