On m'appelle Ève. On ne m'a pas donné de nom de famille, mais ce n'était que le premier cas d'usurpation d'identité. Je sais ce qu'on vous a dit de moi. Sculptée à partir de la cage thoracique d'un homme après coup, mais ne vous y trompez pas : ils ont brûlé mes livres et se sont acharnés à calciner ma mémoire, mais je me rappelle bien le souffle parfumé de Dieu au creux de ma nuque lorsque, dans un murmure, Elle invoqua mon existence. Elle me dit que je serais le premier spécimen d'un tout nouveau projet d'espèce. Il n'était pas question de joug. Mais elle m'enseign une certaine harmonie avec Dame Gaia, me commanda d'incarner Sa beauté, alors je marchai tête haute, les hanches larges, charnue, pour nourrir les enfants que j'allais porter, et quand mes enfants grandirent, je fis leur instruction. Les jeunes, les petits, les chétifs, je leur appris beaucoup. Ils se tournèrent vers ma couronne et me demandèrent comment gouverner leurs nations : Aristote, Platon et Socrate tétèrent au sein ferme de mon savoir. Dès que je tournais le dos, voilà qu'ils y ajoutèrent des vaisseaux pleins d'esclaves et qu'ils inventent cette Bible – qui m'accuse de nous avoir fait chasser du Jardin d'Eden, mais ce n'est pas un serpent qui m'a tentée de fuir la Terre Promise, mais plutôt, je crois, vos fusils, vos chaînes et vos assauts. Est-ce donc pour une histoire de fruits ou pour une traversée de l'Atlantique que l'Eden a fermé ses portes ? Cette Bible, qui me dit qu'accoucher est une malédiction dont je suis responsable. Vraiment, je suis navrée. Navrée de m'être brisé les reins à porter vos enfants. Si vous osiez demander mon avis, ce serait vous, la malédiction. On m'a dite tentatrice, mais c'est vous qui m'avez déshabillée, m'avez traitée de putain, forcée à me cogner les genoux jusqu'à vraiment saisir la saveur du fruit défendu. Et la maltraitance n'a pas pris fin avec Lincoln. Elle s'est cachée dans les médias, qui m'ont jeté un short moulant et m'ont dit d'onduler des hanches au rythme d'ancêtres lynchés, pour rappeler aux racistes des jours plus cléments. S'ils ne me regardent pas dans les yeux, c'est pour me faire oublier que j'en possède. Pour que j'ignore les plannings familiaux qui pullulent dans mon quartier noir, et les affiches qui les rendent plus tentants qu'un four miniature à un petit Adolf. J'attends toujours que l'ONU appelle ce génocide par son nom, mais je ne vois que des hauts fonctionnaires déverser leur cocaïne dans le corps de mon fils jusqu'à ce qu'il soit accro, incarcéré ou mort. Je sais pourquoi ils font tout ça. Ils reconnaissent en moi Son image, et mon pouvoir les terrifie. Ils m'ont traitée comme une marchandise pour que j'oublie ma vraie valeur, mais il aurait d'abord fallu briser tous mes miroirs. Me croyiez-vous aveugle ? Je suis la beauté de l'or pur incarnée. La peau noire, belle comme ces galaxies qu'ils ont effacées de mes livres, mais pas de mon regard. Gardez vos portraits fantasmés – jamais vous ne me blanchirez la peau, jamais vous ne me lisserez les cheveux. Vous pouvez interdire les tambours indigènes de ma langue, jamais vous n'étoufferez le langage exquis de mes pas. Jamais je ne perdrai ma crinière, ni ma lutte, ni ma flamme. Gardez vos sifflements pour des plus méritantes, je ne joue pas avec les rats. Vous m'appellerez... Vous m'appellerez déesse, ou vous ne m'appellerez pas du tout. (Applaudissements)