Bonjour. Si vous avez suivi un petit peu l'actualité diplomatique au cours des dernières semaines, vous avez peut-être entendu parler d'une espèce de crise entre la Chine et les États-Unis, au sujet d'attaques informatiques dont l'entreprise américaine Google aurait été la victime. On a dit beaucoup de choses, on a parlé de cyberguerre pour ce qui est probablement juste une opération d'espionnage, d'évidence, relativement maladroite. Néanmoins, cet épisode révèle l'anxiété grandissante dans le monde occidental face à l'émergence de ces armes cybernétiques. Or ces armes sont dangereuses, elles sont d'une nature nouvelle, et elles risquent d'entraîner le monde dans un conflit électronique qui pourrait se transformer en affrontement armé. Car ces armes virtuelles détruisent également le monde physique. En 1982, au cœur de la guerre froide, dans la Sibérie Soviétique, un pipeline explose avec une détonation de 3 kilotonnes, l'équivalent d'un quart de la bombe d'Hiroshima. Nous le savons aujourd'hui, ça a été révélé par l'ancien secrétaire à l'US Air Force de Ronald Reagan, Thomas Reid, cette explosion est en réalité le résultat d'une opération de sabotage de la CIA, qui avait à l'époque réussi à s'infiltrer dans les systèmes informatiques de gestion de ce pipeline. Plus récemment, le gouvernement américain a révélé qu'en septembre 2008, c'est plus de 3 millions d'habitants de l’État d'Espirito Santo au Brésil qui ont été plongés dans l'obscurité, victimes du chantage de cyberpirates. Enfin, plus inquiétant encore pour les Américains, en décembre 2008, c'est le Saint des Saints, le système informatique de CENTCOM, le central command qui pilote aujourd'hui les guerres en Irak et en Afghanistan, qui aurait été infiltré par des hackers, ces hackers auraient utilisé ceci, de simples clés USB mais piégées, et grâce à ces clés, ils auraient été capables de s'introduire dans ces systèmes informatiques, tout voir, tout entendre et peut-être même de piéger certains de ces systèmes. Les Américains prennent la menace très au sérieux, je cite ici le Général James Cartwright, vice chairman de l'état-major interarmée aux États-Unis, qui dit dans un rapport au Congrès que les cyberattaques pourraient être aussi puissantes que des armes de destruction massive. D'ailleurs, les Américains ont décidé de consacrer plus de 30 milliards de dollars dans les 5 ans à venir pour bâtir leur capacité de cyber guerre. Et à travers le monde, on assiste aujourd'hui à une sorte de course au cyberarmement avec des unités de cyberguerre qui sont construites par les pays comme la Corée du Nord, ou même l'Iran. Mais ce que vous n'entendrez jamais de la part des intervenants du Pentagone ou du Ministère de la Défense français, c'est que le problème n'est pas nécessairement qui est l'adversaire, mais en réalité, la nature même de ces cyberarmes. Pour le comprendre, il faut voir comment, au fil des âges, les technologies militaires ont réussi à faire ou à défaire la paix du monde. Par exemple, si nous avions eu la chance d'avoir TEDxParis il y a 350 ans, nous aurions parlé de l'innovation militaire du moment, à savoir les fortifications massives de style Vauban, et nous aurions pu prédire une ère de stabilité dans le monde ou en Europe, ce qui était le cas d'ailleurs en Europe, entre 1650 et 1750. Si de même, nous avions eu cette conférence il y a 30 ou 40 ans, nous aurions pu voir comment l'avènement des armes nucléaires et de la menace de la destruction mutuelle assurée qu'elles portent empêche un conflit direct entre les deux super-grands. Par contre, si nous avions eu cette conférence il y a 60 ans, nous aurions pu voir comment l'émergence des forces blindées et des forces aériennes qui donnent l'avantage à l'offensive, donnent et rendent crédible la doctrine de la Blitzkrieg et donc la possibilité d'une guerre en Europe. Donc, les technologies militaires sont capables d'influencer sur le cours du monde, de faire et défaire la paix du monde, et là est le problème avec les cyberarmes. Premier problème : imaginez qu'un adversaire potentiel annonce qu'il est en train de bâtir une nouvelle capacité de cyberguerre, mais uniquement pour la défense de son pays. Très bien, mais qu'est-ce qui la distingue d'une unité pour attaquer ? Et le problème est d'autant plus accru lorsque les doctrines d'utilisation deviennent très floues. Il y a encore 3 ans, les États-Unis d'Amérique et la France disaient tous deux qu'ils investissaient militairement le cyberespace uniquement pour la défense de leurs systèmes informatiques. Mais aujourd'hui, ces deux pays disent tous deux que la meilleure défense, c'est l'attaque. Et en cela, ils ne font que rejoindre la Chine, qui depuis maintenant 15 ans a une doctrine d'utilisation à la fois défensive, mais aussi offensive. Deuxième problème : votre pays pourrait être agressé par une cyberattaque, des régions entières plongées dans l'obscurité la plus complète, eh bien il est possible que vous ignoriez l'identité même de l'agresseur. Les cyberarmes ont cela de particulier qu'elles peuvent être utilisées sans laisser de traces. Et ceci donne un avantage considérable à l'attaque. Parce que la partie qui défend, elle, ne sait pas contre qui riposter. Et si elle riposte contre le mauvais adversaire, eh bien, elle risque de se faire un ennemi supplémentaire, et d'être isolée diplomatiquement. Ce n'est pas qu'un problème théorique. En mai 2007, l'Estonie a été victime de cyberattaques qui ont mis à mal son système de communication et son système bancaire. L'Estonie a accusé la Russie. Mais l'OTAN, qui défend l'Estonie, elle, s'est montrée très prudente, pourquoi ? Parce que l'OTAN ne pouvait pas être sure à 100% que derrière ces attaques se cachait effectivement la main du Kremlin. Donc pour résumer, d'une part, lorsqu'un adversaire potentiel annonce qu'il développe une unité de cyberguerre, on ne sait pas si c'est pour préparer l'attaque ou si c'est pour se défendre, et d'autre part, nous savons que ces armes donnent l'avantage à l'attaque. Dans un papier important de 1978, le professeur Robert Jervis de Columbia University à New York a décrit un modèle pour comprendre comment pouvaient émerger les conflits. Or, dans un environnement où on ne sait pas si l'ennemi potentiel prépare la défense ou l'attaque, et si les armes donnent l'avantage à l'attaque, eh bien cet l'environnement est celui qui est le plus susceptible de déclencher un conflit. Et c'est l'environnement qui est en train aujourd'hui d'être créé par les cyberarmes, et historiquement, c'est l'environnement de l'Europe à la veille de la Première Guerre mondiale. Les cyberarmes en tant que telles, par leur nature, sont dangereuses ; mais en plus, elles émergent dans un environnement aujourd'hui beaucoup plus instable. Si vous vous rappelez de la guerre froide, la guerre froide était un jeu très dur, mais un jeu relativement simple car à deux joueurs, où vous pouviez avoir une forme de coordination entre les deux super grands. Or aujourd'hui, nous entrons dans un monde multipolaire où la coordination devient beaucoup plus compliquée, nous l'avons d'ailleurs vu avec Copenhague, et cette coordination risque de devenir encore plus difficile à réaliser avec l'introduction des cyberarmes. Pourquoi ? Parce que tout simplement, une nation ne saura pas à coup sûr si le voisin est sur le point ou non de l'attaquer. Et les nations risquent de vivre sous la menace de ce que le prix Nobel d'économie Thomas Schelling a appelé la peur réciproque de l'attaque-surprise : comme je ne sais pas si mon voisin est sur le point ou non de m'attaquer, peut-être ne le saurai-je jamais, eh bien je vais peut-être prendre les devants et être, moi, le premier à attaquer. Pas plus tard que cette semaine, dans un article en date du 26 janvier 2010 du New York Times, il a été révélé pour la première fois que des officiels de la National Security Agency réfléchissaient à la possibilité d'attaques préemptives au cas où l'Amérique serait sur le point d'être agressée par une cyberattaque. Et ces attaques préemptives, ou ces ripostes, risquent de ne pas rester strictement dans le domaine du cyberespace. En mai 2009, le général Kevin Chilton, commandant des forces nucléaires américaines, a annoncé qu'en cas d'attaque électronique contre l'Amérique, toutes les options étaient sur la table. Le cyberarmement ne fait pas disparaître l'armement conventionnel ou l'armement nucléaire. Il ne fait que se rajouter au dispositif de la terreur déjà existant. Mais ce faisant, il rajoute son propre risque de déclenchement de conflit, un risque très important comme nous venons de le voir, et un risque que nous devrons confronter peut-être avec une solution de sécurité collective, comprenant nous tous évidemment, alliés européens, membres de l'OTAN, avec nos alliés et amis américains, avec nos autres alliés occidentaux, et peut-être en leur forçant un petit peu la main, nos partenaires russes et nos partenaires chinois. Car les technologies de l'information dont parlait Joël de Rosnay, nées historiquement de la recherche militaire, sont aujourd'hui sur le point de développer une capacité offensive de destruction qui pourrait demain, si nous n'y prenons garde, mettre à bas et détruire la paix du monde. Merci (Applaudissements)