Est-ce que vous savez,
qu'à l'origine de la photographie,
donc on est à la fin 19e siècle,
à l'origine de la photographie,
la photographie à plat
n'intéressait pas grand monde.
Ce qui fascinait le monde des photographes
amateurs, professionnels,
comme étant l'étape d'après la peinture,
c'est-à-dire une manière
de continuer à explorer le monde,
c'était la photographie en relief.
Les grosses boites en bois
dans les greniers des grand-mères,
avec les plaques en verre.
Guerre industrielle ensuite,
c'est la photographie à plat
qui a pu été reproduite dans les journaux.
La photographie à plat a gagné la guerre
contre la photographie en relief.
Et la photo à plat,
l'image à plat, est devenue
communément admise comme
fenêtre sur le monde, pour nous.
Aujourd'hui, y compris,
une fenêtre toute petite,
vous le savez, avec des portables.
L'histoire que je veux vous raconter
démarre en Finistère,
avec ce décor-là :
Côte-Nord.
On est chez les durs,
granite,
on est du côté de Kerlouan, Brignogan.
Dans ce coin, on a mis en place un lieu
qui s'appelle le Groupe Ouest,
un lieu un peu décroché du monde,
se servant de la force de ce paysage
pour essayer d'aider des auteurs
à accoucher d'histoires.
Donc c'est devenu un lieu de résidence
coachée pour des auteurs,
surtout pour le cinéma.
Des auteurs qui viennent
du monde entier pour travailler là.
Et c'est devenu le premier lieu
en Europe en la matière.
Dans cet endroit, notre obsession,
c'est d'essayer de faire que,
dans un monde devenu par moment
un poil désespérant,
ce contre quoi TED lutte,
dans ce monde-là,
l'idée est d'aider des auteurs à fabriquer
des histoires qui fabriquent du sens.
Pour nous, pour la société
des hommes globalement,
pour nos enfants demain,
donc de préférence un peu à l'opposé
d'une vision un peu mécanisée du récit,
qu'Hollywood nous envoie
trop souvent en ce moment,
avec le super-héros comme figure modèle.
Il se trouve que dans ce lieu, en 2010,
alors que notre métier,
c'est de fabriquer des films,
de fabriquer des récits pour des films,
dans du cinéma « à plat »,
on peut dire maintenant aujourd'hui.
On ne voyait pas la différence.
Pour nous, le cinéma,
c'était forcément à plat.
On fabriquait le relief par le récit.
Et on a vécu une expérience en 2010,
une expérience assez folle qu'on a vécue
avec le Pôle Images et Réseaux breton,
donc groupe de laboratoires de recherche,
universités etc.,
qui s'intéresse à l'avenir de l'image,
du son, et de l'Internet, etc.
Et ce projet de recherche
avait comme objectif
d'étudier
la question fondamentale :
est-ce qu'à partir d'un moment
où on se met
à fabriquer des images en relief,
est-ce qu'il faut écrire différemment ?
En faisant des essais à partir de récits
qu'on a inventés au Groupe Ouest,
en faisant des essais
dans les rochers à Kerlouan,
on a fait venir avec nous un grand
Monsieur de l'image en relief,
un Professeur Tournesol
du relief, qui est français,
le grand Monsieur du relief en Europe,
qui s'appelle Alain Derobe.
Et Alain nous fait travailler
avec cet engin étrange que vous voyez là :
une caméra, plus complexe qu'une caméra.
Il appelle ça un rig-miroir.
Nous, on est dans l'écriture,
on ne connaît pas ces machines,
et on découvre que le relief à l'origine,
c'est deux caméras mises côte à côte,
avec un écart entre les deux centres
optiques des caméras
de 6,5 cm en théorie.
C'était la théorie,
notamment américaine, sur le sujet.
6,5 cm étant l'écart moyen
entre les deux yeux humains.
Effectivement, deux caméras côte-côte,
ça fabriquait le fait que compte tenu
de l'encombrement des caméras,
c'était difficile de les rapprocher,
et puis c'était très bien comme ça,
parce que le cinéma américain cherchait
surtout à explorer du cinéma d'action,
en relief.
Sauf que dès le moment
où on a voulu essayer
de faire que ce cinéma explore
autre chose que de l'action,
du cinéma épileptique,
on s'est dit : « On a un problème,
dès qu'on veut essayer de rapprocher
les caméras écartées
pour filmer ce qui est proche,
l'intime, on a un problème :
les droites se croisant tout près,
les axes optiques,
l'arrière-plan devient complétement
insynchronisable pour le cerveau humain.
C'est là qu'Alain Derobe
et toute son équipe de fous furieux
ont inventé un système,
qui a servi sur Avatar ensuite,
qui s'appelle le rig-miroir.
Au lieu de placer les caméras côte-côte,
on les place l'une dans l'axe,
l'autre au dessus ou en dessous.
Par le biais d'un miroir, on fait
que l'axe optique de la caméra
se rapproche de celui
de la caméra de face,
et on peut quasiment venir rapprocher
les deux axes optiques.
Donc avec cette invention très technique,
on a là un outil qui nous permet d'aller
filmer l'intime, le tout près, la présence
pour la première fois.
Et là, dans les rochers à Kerlouan,
on se retrouve complétement sidérés
par les images qu'on découvre.
Dans les rochers, on découvre
une sensation très étrange
comme si les rochers
se mettaient à parler.
Le comédien qui est au premier plan,
on s'en fout.
L'égo du comédien disparaît.
Par contre, la matière minérale
se met à nous parler.
On dit : « Merde ! »
Il y a des druides là-bas.
Du coup, on est tellement sidérés
par ce qu'on voit qu'on se dit :
« C'est pas possible, il faut
en faire en projet de recherche. »
On crée, avec les Anglais
et avec des partenaires
des deux côtés de la Manche,
une douzaine, des centres de recherche,
des lieux de création,
Sud Angleterre et Bretagne,
on a créé ce projet de recherche
qui a duré quatre ans.
Dans ce projet qui mêle esprit français
et pragmatisme anglo-saxon,
passionnant, pas toujours simple,
-- en tout cas,
on s'enrichit mutuellement, --
on met autour de la table des auteurs,
on a fait preuve d'une certaine naïveté,
des gens qui normalement
ne se parlent pas,
il a fallu qu'ils se parlent :
des auteurs, des cinéastes,
des chercheurs en neurosciences,
des gens de l'informatique de l'image,
de la post-production,
de la diffusion en salles...
Les premiers jours, c'était
un peu la cacophonie,
et puis au bout d'un moment
on se parlait un langage commun.
Et au fil du temps,
- là vous êtes à l'intérieur
de l'ancien hangar à échalottes
du Groupe Ouest, à l'étage,
où il y a tout un tas de cerveaux-clés
du relief européen autour de la table -
et là, on découvre,
via une chercheuse anglaise,
la différence d'impact sur le cerveau
entre de l'image à plat en 2D
et l'image en 3D en relief.
Et on découvre, sidérés,
que, d'accord !
les sensations incroyables qu'on ressent
sur lesquelles on ne sait pas mettre
de nom, sont provoquées par le fait
que la région du cerveau
provoquée par des images à plat
n'est pas du tout la même que celle
provoquée par de l'image en relief.
La région du cerveau provoquée
par de l'image à plat
est la région du cerveau cognitif,
- ça parlera peut-être
à certains d'entre vous -
la partie du cerveau
qui s'intéresse à l'analyse,
qui met à distance, qui analyse,
qui rationalise.
Et puis, le cerveau stimulé
majoritairement par l'image en relief,
c'est complètement de l'autre côté,
c'est le cerveau reptilien,
le cerveau lié aux émotions fondamentales,
à la peur, au désir.
C'est pas ça, le geste,
comme mimer le désir ?
(Rires)
Tu me diras...
Dans la foulée de cette découverte,
quand même assez étonnante,
il s'agit vraiment de deux choses
qui relèvent de quelque chose
d'absolument différent
- on comprend via le travail
de cette chercheuse anglaise,
on approche ce phénomène
qui est la résonance motrice.
Par le biais de l'image en relief,
notamment avec de l'image en mouvement,
des chaînes musculaires
toutes petites dans le corps
sont stimulées, c'est-à-dire
que l'intérieur du corps
est en prise avec l'image.
On découvre aussi
qu'une neurologue américaine,
Susan Barry,
a fait cette étude assez étonnante
parce que, brillante neurologue,
à l'âge de 6 ans, elle a été opérée
pour un strabisme,
et pour remettre les deux yeux dans l'axe,
ils lui ont enlevé la stéréopsie,
c'est-à-dire la capacité à appréhender
la réalité avec les deux yeux,
donc en construisant un relief.
Elle ne voit pas en relief,
elle voit à plat.
Elle a un œil qui voit correctement
et l'autre qui fait comme il peut.
Elle traîne ça toute sa vie
comme ceux qui ont
ce type de problématique,
sans doute 3 ou 4% la population.
Elle arrive à peu près à conduire,
certes plus lentement que les autres,
mais elle s'en débrouille, et à 50 ans,
elle se dit :
« Ça me plairait bien d'essayer. »
On lui parle de systèmes
de kinésithérapie des yeux
qui permet de remuscler ce manque,
et à 50 ans elle découvre la stéréopsie,
c'est-à-dire la possibilité d'appréhender
la réalité avec les deux yeux.
Et là, pareil, elle se dit : « Merde !
c'est exactement pareil, ce que je vois,
sauf que c'est complètement différent. »
Elle va voir des médecins : tabou,
pas question d'en parler.
Puis elle se dit : « Ok, c'est mon métier
d'étudier ces trucs-là,
je m'y colle en tant que neurologue. »
Elle passe des années
à étudier le phénomène.
Elle découvre des enfants autistes
coupés du monde
qui quand on leur corrige
un défaut de stéréopsie
et que via par exemple des nouvelles
lunettes, on leur redonne la stéréopsie,
l'appréhension du relief,
l'enfant sort avec ses nouvelles lunettes
de la voiture, un exemple sidérant,
et se retrouve à quatre pattes
dans les pâquerettes :
« La coccinelle, ouah !
Les hautes herbes, ah ! »
Le gamin fasciné par le monde,
et plus sidérant encore,
le gamin se met à devenir,
lui qui était coupé des autres,
un assoiffé des rapports humains.
Merde !
On découvre, dans la foulée de ce bouquin
et de cette chercheuse américaine,
d'abord c'est les Russes qui attirent
notre attention sur Susan Berry :
ils ont fait des études incroyables
sur le sujet dans les années 50, 60,
avant que ça s'effondre,
et on découvre qu'à l'IRCAM,
lieu fantastique en France
de recherche sur le son, à Paris,
il y a des chercheurs qui travaillent
sur comment le son en relief,
comment l'appréhension via le son
de la profondeur de l'espace,
sert à aider des enfants autistes
à se reconnecter au monde
via le son en relief.
Tout ça ça va quand même
dans le même sens
et on essaie de trouver des mots
pour comprendre ce truc.
Et les mots, on ne les trouve pas !
Comme on perd un peu
toutes les nuances
pour décrire les couleurs, le toucher,
les textures, etc,
les mots pour décrire
les différences de profondeur
et de ce qui entre en contact avec moi
par le biais de la profondeur,
on ne les trouve pas.
On cherche et on tombe sur
un chorégraphe néo-zélandais nous dit :
« Mais vous êtes cons ! Il y a un Français
qui s'appelle Maurice Merleau-Ponty,
fantastique philosophe, français,
phénoménologue,
Maurice a les clés. »
On se plonge dans Merleau-Ponty,
et on découvre qu'il a découvert,
dans la foulée d'un bouquin immense,
« La Phénoménologie de la perception »,
dans la deuxième partie de son œuvre,
après 1945,
il découvre une fascination
pour l'image en relief. Pourquoi ?
Il dit dans ses écrits, le relief,
l'image en relief,
est ce qui permet de prendre conscience,
qui permet de réouvrir l'être humain
trop habitué à une perception
du monde arithmétique,
euclidienne, pour les matheux,
une perception du monde basée sur la
quantité, sur la mesure de la quantité,
l'image en relief attire notre attention
sur le fait que finalement,
on perd, à force d'être obsédé
par des logiques cartésiennes
et par un balisage quantitatif du monde,
on perd l'appréhension,
la conscience de l'épaisseur du monde.
Il a cette phrase très belle :
« La profondeur n'est pas mesurée,
elle est habitée. »
Maurice...
Et, notamment,
il nous dit, face à un arbre,
par exemple,
- mettons cet arbre au fond,
dans le brouillard.
Face à un arbre,
dans une photo à plat,
l'arbre, ok, c'est un arbre.
je peux débouler avec ma tronçonneuse,
le dégommer, où est le problème ?
C'est quoi mon lien avec l'arbre ?
Aucune idée.
Dans une photo en relief,
si je vous montrais la même chose
en relief, cet arbre devient
une présence dans le monde
au même titre que la mienne.
Et cette chose très étrange, même
si je suis à distance de l'arbre,
j'ai l'impression que je peux le toucher
et que je pressens déjà à distance
quel va être le contact que j'aurais
avec l'écorce si je le touche.
Est-ce que c'est l'arbre
qui rentre en moi,
pour que je le sente, à distance,
ou moi qui me jette sur lui
et le prends dans mes bras ?
Aucune idée, en tout cas s'établit
une conscience symétrique
dans laquelle l'arbre est présent,
l'arbre est presque conscient de moi
en même temps que moi de lui.
Pour le dégommer
avec ma tronçonneuse, plus compliqué.
On se met du coup à courir partout
en disant : « Attendez, les gars !
le cinéma, ce que nous envoient
les Américains,
avec du cinéma en relief, très...
d'action, violent, brutal en montage,
épileptique, presque, avec des effets
spéciaux dans tous les sens,
c'est absurde, totalement incohérent
avec le fonctionnement du cerveau humain,
qui a besoin de temps pour synchroniser
cette complexité de la profondeur.
Et on se dit, merde, il n'y a aucun
cinéaste qui s'y colle !
Pourquoi, parce qu'on est tous envahis
par cette vision
d'un cinéma d'entertainment
qui n'est pas là pour enrichir
nos palettes de sensations,
il est là pour nous en coller
plein la gueule, si on peut dire.
Et là, il y a quinze jours,
Festival de Cannes.
Grand moment, d'abord parce que
cinq auteurs passés
par le Groupe Ouest dans le Finistère
se retrouvent sélectionnés à Cannes,
pour nous c'était... dont le Grand Prix.
Mais à Cannes, il se passe aussi le fait
qu'on a un face à face
entre deux mondes :
Mad Max d'un côté, Le Duel, relief,
Love de l'autre.
Un film de guerre contre un film d'amour.
Donc un film de la logique quantitative
du chiffre, des effets spéciaux partout,
on augmente la quantité partout !
Ta ta ta !
Mon fils va faire la gueule
parce qu'il adore Mad Max.
De l'autre côté, un film d'amour
qui arrête tout, qui pose la caméra,
sur un pied, tranquille,
qui regarde des êtres humains s'approcher,
s'aimer à la folie et qui s'intéresse
à leur interaction avec le monde.
Un bijou, il sortira en salle
d'ici quelque temps,
un petit peu scandaleux,
mais incroyable, un virage !
Miracle pour nous,
et qui m'amène à poser
cette question de fond :
après avoir été pendant un siècle,
plus d'un siècle, un siècle et demi,
après que les technologies de l'image
ont été souvent
un vecteur de rétrécissement
de notre connexion avec le monde,
je dirais presque un facteur d'autisme,
pour qu'on considère
qu'une fenêtre sur le monde valable
est un objet grand comme ça
dans la poche toute la journée
qui nous permet de rentrer
en contact avec le monde,
il faut qu'on soit devenus
abîmés d'une certaine manière
- désolé, Orange ! -
Dans le même temps, il y a là un truc
super étonnant de se dire, tiens,
mais pourquoi, ces mêmes technologies,
prises autrement, en reprenant
l'embranchement là où on l'a raté.
Fin 19e siècle,
le relief nous fascinait,
dans quelle mesure,
en reprenant là où on a raté le pas,
peut-être fin 19e, dans quelle mesure
il n'y a pas là, au travers du relief,
une manière de reprendre le chemin
de là où le monde palpite.
Voilà.
(Applaudissements)