Bonjour !
Ma grand-mère avait l'habitude de dire :
« Gentil n'a qu'un œil. »
Elle ajoutait aussitôt :
« Et moi j'en ai deux ! »
J'en ai longtemps conclu que la gentillesse
ne valait pas une messe.
D'ailleurs, si vous vous rappelez
« Le Père Noël est une ordure »,
Thierry Lhermitte disait :
« J'veux pas dire...
mais Thérèse, elle est bien gentille ! »
Et on comprenait par là
que la gentillesse
était plutôt du côté de la faiblesse morale
que de la force.
Gentillesse signifie crédulité,
naïveté, mièvrerie,
vertu enfantine ou féminine,
mais en tout cas,
certainement pas vertu cardinale.
Alors pourquoi
je me suis intéressé à la gentillesse,
ça reste encore aujourd'hui un mystère.
Mais j'ai quand même
effectué une conversion.
Je ne sais pas si vous vous rappelez,
mais en 2009,
Psychologie Magazine a introduit
en France
une Journée de la Gentillesse
qui tombe le 13 novembre,
qui m'est totalement passée inaperçue.
A l'époque, je travaillais
sur la cordialité.
La notion est voisine,
vous me l'accorderez.
Un ami éditeur l'avait remarqué.
Il m'a dit : « Tu devrais écrire
sur la gentillesse. »
« Ecoute, moi vivant, jamais !
Je ne veux pas être estampillé
« philosophe de la gentillesse ». »
Moyennant quoi,
je suis retourné à mes études,
avec nonchalance,
et un jour,
piqué par je ne sais quoi,
je suis allé voir ce que mes collègues
morts ou vifs,
avaient écrit sur la gentillesse.
Donc j'ai ouvert un dictionnaire.
A la lettre G
d'un dictionnaire
de philosophie,
de deux dictionnaires de philosophie,
de tous les dictionnaires de philosophie
que j'ai pu rencontrer à la BNF,
à la Bibliothèque Nationale de France,
je n'ai rien trouvé à « Gentillesse ».
Donc j'ai poursuivi mon enquête
un peu plus loin
et je me suis dit :
« Est-ce qu'il y a des livres
que les philosophes ont écrits
sur la gentillesse ? »
Depuis Néandertal, rien.
Alors je me suis dit :
« En philosophie morale,
peut-être qu'il y a un chapitre,
peut-être qu'il y a
un passage, un paragraphe ? »
Et rien, c'était le néant.
Et là j'ai compris que
mon dédain pour la gentillesse
était le fruit de ma culture,
de ma culture philosophique.
Et je me suis mis à m'intéresser
à l'histoire de la gentillesse.
Là j'ai trouvé que cette histoire
était passionnante, palpitante.
Et je me suis dit :
« Maintenant que j'ai pigé pourquoi
la gentillesse signifiait la noblesse,
il fallait que je la consolide
et que j'en fasse une vertu,
peut-être pas cardinale,
mais en tout cas une vertu
qui s'adosse à une morale.
Et donc c'est ce que je vais vous narrer :
l'histoire de la gentillesse,
en 3 temps et 2 mouvements.
Je dirais que l'histoire
de la gentillesse a trois racines :
une romaine, une chrétienne
et une médiévale.
Si tous les chemins mènent à Rome,
la gentillesse en part.
« Gentilis » en latin,
ça désigne le noble,
celui qui est bien-né.
Celui qui fait partie des 100 familles
qui fondèrent Rome.
D'ailleurs, on appelle la « gens »,
l'ensemble de ces familles,
ce clan,
qui bâtit d'ailleurs la politique
de la monarchie
au début de Rome.
Et puis le terme « gentilis »,
« gentiles » au pluriel,
va se galvauder.
D'abord, il désigne
celui qui appartient à la famille,
y compris celui
qui n'est pas de sang noble,
c'est-à-dire l'esclave.
Et puis, de fil en aiguille,
le « gentilis » va désigner
les nations
qui appartiennent à l'Empire,
puis les nations qui sont
extérieures à l'Empire.
Donc on voit bien que « gentilis »
désigne aussi bien le noble
que l'ignoble.
Deuxième racine : la chrétienne.
Les Chrétiens cherchent un terme,
comme les Juifs,
pour désigner ceux
qui ne sont pas Chrétiens.
Les Juifs ont le leur.
En hébreu, c'est « goy ».
(« goyim » au pluriel).
Les Chrétiens vont jeter leur dévolu
sur un terme qui s'est déjà galvaudé,
à savoir : « gentilis ».
Donc, le gentil,
c'est celui qui n'est pas Chrétien.
Il n'est pas méchant pour autant,
il est juste mécréant,
il n'a pas la bonne foi.
A la différence du judaïsme,
le gentil peut être converti.
Saint Paul sera baptisé
(bien qu'il soit Juif et qu'il parle grec)
apôtre des gentils en latin.
C'est-à-dire qu'il va parcourir
le bassin méditerranéen
pour convertir à la bonne foi
ceux qui sont dans la mauvaise foi.
Donc voilà pour le christianisme.
Saint Thomas écrit
une somme contre les gentils.
Troisième racine :
la médiévale.
Au Moyen-Âge,
après les invasions,
le noble s'ennuie dans son château.
Il pratique deux vertus :
l'honneur et la charité.
Il abrite les villageois
quand des brigands arrivent,
voire encore
des peuples invasifs.
Il se tourne vers Rome,
historiquement,
spirituellement,
et il se proclame lui-même
« gentil homme », en 2 mots.
C'est Guillaume Budé,
à la Renaissance,
qui collera les 2 mots,
en fera un néologisme :
le gentilhomme.
Donc le gentilhomme,
c'est l'aristocrate.
Et ce que je trouve cocasse :
imaginez au XIIème siècle,
dans une chapelle ou une église,
le prêtre qui parle au premier rang
au gentilhomme et à sa famille
et qui parle de Saint Paul,
l'apôtre des gentils.
Dans une unité de temps, de lieu et d'action,
vous avez deux sens du gentil,
qui sont réunis et structurés
par le christianisme.
« Gentil », c'est à la fois « noble »
et « gentil »,
c'est en même temps « ignoble ».
Donc voilà pour l'histoire.
Je la trouve fabuleuse.
Elle se prolonge...
Il se trouve que l'aristocratie
va s'avachir, va devenir courtisane.
A partir de la Renaissance,
(c'est Norbert Elias qui explique ça
dans « La société de cour »)
le noble va se structurer autour du roi.
Et donc va flatter,
va se regarder dans un miroir,
jouer à cache-cache
dans les jardins de Versailles,
se mettre une perruque,
des hauts talons,
et donc va devenir un tartuffe,
un hypocrite.
Et la noblesse
va finir ainsi.
En 1789,
on pend l'aristocrate à la lanterne
et c'en est fini de la gentillesse
comme mode de vie social,
comme mode de vie raffiné,
comme mode de vie aristocratique.
Mais moi j'y vois une chance :
pas dans la Révolution Française,
mais dans le fait qu'elle abolisse
la gentillesse comme mode de vie
et qu'elle lui laisse une chance
de devenir une vertu morale
et une vertu républicaine.
C'est donc ce que j'ai essayé de théoriser
dans un deuxième temps.
Alors comment j'ai défini la gentillesse ?
En m'inspirant de la rue.
Je me suis dit :
« Au fond, c'est quoi être gentil ? »
Il y a bien l'idée de bienfaisance.
Et je me suis dit :
« C'est pas quelque chose de très élevé.
On ne se sacrifie pas, on ne se cloue pas
sur la croix quand on est gentil,
c'est donc rendre service. »
Et alors je me suis dit :
« C'est chouette d'être gentil,
c'est une morale de poche.
C'est une morale praticable.
C'est une morale post-moderne.
C'est une morale sans culpabilité. »
Et j'oppose cette morale
que j'appelle impressionniste
aux morales impressionnantes,
celles que j'enseigne,
comme professeur de philosophie.
Des morales qui sont impraticables :
l'ataraxie des Stoïciens,
l'apathie des Épicuriens,
ou ces morales qui ont élevé
l'humanité au dessus d'elle-même,
qui ont été forgées par les trois
monothéismes,
et qui nous disent du matin au soir,
et de la naissance à la mort,
ce qu'on doit faire.
Mais quand on n'y arrive pas,
on éprouve une grande culpabilité.
La gentillesse, elle,
sécrète une morale impressionniste,
par petites touches.
Et cette petite touche
produit dans la société
de la bonne humeur.
D'ailleurs pour l'opposer
aux morales impressionnantes,
je dis que c'est une morale du pouvoir
et non pas une morale du devoir.
Je suis gentil quand je veux,
quand je peux,
et surtout pas quand je dois.
Il n'y a pas de culpabilité à ne pas rendre
le service qu'on m'a demandé.
Pourquoi c'est une
morale du pouvoir aussi ?
Parce que, il est bon de le rappeler,
on vit dans une société cynique.
Le cynique, c'est celui qui fait d'autrui
un moyen pour le ramener à lui,
pour l'instrumentaliser,
pour l'inféoder.
Je pense que le cynique se définit
avant tout comme un prédateur,
comme quelqu'un qui prend.
Et je pense que celui qui prend,
c'est quelqu'un qui manque.
Un cocaïnomane en état de manque,
on sait ce que c'est.
Mais on se regarde moins
dans notre société dans un tel état.
On va chercher à l'extérieur de nous
ce qui nous manque.
C'est pour ça qu'on prend,
dans la vie, dans l'entreprise,
dans la politique (je vous fais
pas un dessin) aujourd'hui.
Je pense que le gentil,
c'est celui qui donne.
Donc il n'est pas en état de manque,
il est en état de plénitude,
il est en état de générosité
et donc c'est cet excès
qu'il peut donner.
Voilà pourquoi c'est une morale du pouvoir
Je crois aussi que c'est une morale
du pouvoir doux,
du soft power,
comme disent les Américains,
c'est-à-dire ce pouvoir de la douceur.
Quand on veut ouvrir une porte,
en général on n'y va pas avec l'épaule.
On regarde comment la poignée est faite
et on pose la main dessus
pour la tourner dans le bon sens.
C'est souvent écrit « Tirez »
et on pousse, dans les magasins,
mais en général, on y arrive.
Et je crois donc qu'il y a
une forme d'intelligence
dans ce soft power.
C'est pour ça que je dis que
si la gentillesse appartient à l'empathie,
je la distingue de deux autres formes
voisines avec lesquelles on la confond :
d'abord le respect,
que j'appelle « empathie froide »,
et la sollicitude,
que j'appelle « empathie brûlante ».
Vous avez donc deviné vous-même que la
gentillesse était une « empathie chaude ».
Le respect consiste simplement à
se conformer à un règlement, à un droit.
C'est laisser une place de parking
à un handicapé.
C'est pas pour autant qu'on va aller l'aider
pour sortir son fauteuil.
L'empathie brûlante a été
immortalisée à l'écran
par « Le fabuleux destin
d'Amélie Poulain ».
C'est vouloir le bonheur des gens
malgré eux.
Je trouve que cette vertu-là,
la sollicitude,
elle est invasive,
elle est intrusive.
Elle veut le bonheur des gens
malgré eux
et comme vous le savez,
l'enfer est pavé de bonnes intentions.
La gentillesse,
c'est une forme d'intelligence
qui se trouve à mi-chemin entre les deux.
Elle n'est pas tiédasse
pour autant.
Elle est chaude parce que
c'est de l'intelligence :
c'est par mon humeur que
j'entre en relation avec l'humeur d'autrui.
Et qu'est-ce qu'être gentil ?
J'en donne une définition toute simple.
C'est rendre service à quelqu'un
qui nous le demande.
S'il ne nous le demande pas,
il ne faut pas lui rendre service,
là on fait notre Amélie Poulain.
S'il nous le demande, en revanche,
il est de notre loisir de lui rendre
ou de ne pas lui rendre.
Dans les deux cas, on ne sera pas méchant.
Mais par cette gentillesse, on s'élèvera.
Alors la dernière chose
que je voudrais dire
pour élever cette petite morale,
cette petite vertu qui a été oubliée,
qui était désuète,
c'est dire que la gentillesse,
on a du mal à l'actualiser en France
parce qu'on a deux résistances :
la première nous vient
de l'idéologie cynique,
qui fait de nous des prédateurs,
donc donner n'est pas bien vu.
La deuxième vient de l'héritage
de la Révolution Française
qui prône un égalitarisme absolu.
La Nuit du 4 août, chez nous,
c'est dans les gènes,
c'est rentré dans l'ADN.
Et donc « servir » c'est quelque chose
qui nous place en position de « serf »,
de « servitude »
et ce n'est pas facile.
Et donc on n'aime pas servir.
Je prends l'exemple du garçon de café.
On est au moins deux philosophes
à l'avoir fait :
Sartre, dans « L'Être et le Néant ».
Sartre y voit l'image de la liberté,
du « pour soi », de celui qui pourrait être
autre chose que ce qu'il est : garçon de café.
Moi je dis que le garçon de café illustre
la résistance française à la gentillesse,
parce que si vous avez fait l'expérience
au café d'à côté,
dès que vous vous asseyez,
c'est lui qui prend le pouvoir.
C'est pas qu'il est méchant,
mais il est à l'image de tout Français :
il veut nous montrer que c'est l'égalité
qui règne dans les relations humaines.
Et donc, être gentil,
c'est accepter la servitude.
Comme le dit La Boétie, c'est faire preuve
d'une servitude volontaire,
c'est mettre un genou à terre.
Je dis que face au « tout à l'ego »
que notre société prône,
la gentillesse nous oblige
à nous évider de nous-mêmes,
à nous vider de nous-mêmes.
J'utilise une métaphore peu élégante,
c'est celle du plombier.
Mais quelque part, quand on est gentil,
on fait une expérience existentielle
qui est celle du siphon.
On se siphonne de nous-mêmes
et ça ménage une place à autrui pour l'accueillir.
Voilà, en conclusion,
je dirai trois choses :
« Gentil n'a qu'un œil »,
disait ma grand-mère.
J'adorais ma grand-mère
mais elle se trompait.
Je pense que c'est le cynique
qui n'a qu'un oeil
et qui est un énorme Cyclope.
Je pense que le gentil a trois yeux :
il en a deux, plus celui du cœur,
qui est au milieu, le troisième œil.
Et si la gentillesse a un mérite,
c'est d'offrir une synthèse
entre les vieilles sociétés de l'honneur
et notre civilisation du bonheur.
Je vous trouve très gentils d'être venus.
Merci.