La première fois que j'ai vécu une révolution, j'avais 7 ans. C'est lorsqu'on m'a offert cet appareil, un ordinateur, un TO7 de Thomson. Comme vous, j'ignorais à quoi ça pouvait servir à cette époque, mais je n'ai eu aucun problème pour me l'approprier. Je vais vous donner la recette, c'est assez simple. J'ai d'abord appuyé sur le bouton, j'ai utilisé l'appareil. J'étais très fort sur le numéro 3, régler le crayon optique. C'était le plus facile, et quand on ne comprend pas une technologie, il faut faire le plus simple. Rapidement, j'ai commencé à me familiariser avec ce bel outil. J'ai commencé à le comprendre, à voir son fonctionnement. J'ai commencé à interagir avec la machine. Je n'en suis pas resté là, j'ai voulu l'améliorer. On pouvait commander un clavier, ça faisait plus « ordinateur », c'était le côté culturel. C'est devenu le TO 7-70. Bien sûr, ce qui m'a beaucoup passionné aussi, c'est de commencer à contribuer, fabriquer mes jeux, ou participer aux jeux de mes copains, qu'on se partageait à l'école sur des disquettes. Pourquoi était-ce une révolution ? Parce que pour la première fois, j'ai compris ce qu'était la liberté, ce qui formera le socle de ma culture tout au long de ma vie. La liberté est avant tout la possibilité d'utiliser, de modifier, de distribuer, et surtout la possibilité de comprendre. On ne peut pas parler de technologie sans les légendes et mythes qui vont avec, puisqu'une technologie devient évidente pour tous à partir du moment où on a des mythes et des légendes. J'ai découvert WarGames, le hacking, où ce jeune déboulait sur le réseau Arpanet, se connectait à un jeu et, croyant jouer, déclenchait une guerre thermo-nucléaire. Ouah, effet magnifique ! Paradoxalement, la personne qui m'avait offert l'ordinateur - un signe, peut-être - m'a emmené voir un film, « 2001, l'odyssée de l'espace », de Stanley Kubrick, dans lequel un ordinateur, HAL, commence à prendre le contrôle du vaisseau. Ça fait peur, et évidemment, on me freinait. Je ne connaissais pas la technologie que déjà on m'avait mis des freins. Ce qui s'est passé alors, c'est que je suis d'une génération où on a mis la technologie en haut de la pyramide. Elle nous a donné des légendes et des mythes, et ça a fait ma culture. J'ai cru longtemps que l'évolution, c'était la technologie, peut-être comme certains dans la salle. Voilà à peu près l'effet que ça m'a fait. Je vous rassure, la techno, le geek, c'est vite passé à côté. le chômage, les problèmes dans le monde, etc. Tout ça s'est bien déroulé jusqu'en 2004. Peut-être, à la naissance de mon deuxième enfant, j'ai pris conscience que le monde n'allait pas très bien, et j'ai voulu faire des choses, m'engager dans des associations, des collectifs. En mettant le numérique et ma culture geek au cœur de tout ça, je me suis dit : « C'est bizarre, on peut faire beaucoup avec le numérique, et Jaurès, Diderot, d'Alembert, l'aurait utilisé dans leurs œuvres, mais aujourd'hui, non. » Ici au milieu, c'est une bibliothèque en France, il y a quatre ans. Voilà le niveau de considération du numérique. Je me suis intéressé à plein de sujets : les problèmes d'inondation, d'eau, l'empreinte écologique dont certains ont entendu parler. Lorsque je me suis intéressé au sujet, les ressources de la planète étaient consommées au mois d'octobre. Cet été, elles l'ont été le 19 août. Tout ça pour dire qu'en m'engageant, je n'avais plus de famille ou d'amis, plus rien. J'étais tout le temps dans des associations, des collectifs. Et puis, j'allumais la télé, la radio, et rien ne s'améliorait. Ça, c'était ma méthode. Soyons un peu auto-critique, reconnaissons pourquoi ça ne marche pas. J'avais ce tempérament, peut-être de forain - mon père l'était, j'ai connu cette aventure des marchés - et beaucoup de confiance en moi. Ça me paraissait évident, donc j'avais une méthode de passage en force. Je suis de la génération Internet, donc il y a les choses qu'on fait dans sa rue, son immeuble, et celles qu'on vit en ligne. Je n'arrêtais pas de faire le yoyo. Je m'investissais beaucoup en ligne, et mes copains en bas me disaient : « T'es trop perché, hors sol », alors j'allais sur le terrain, et là on me disait : « T'es bouseux, terre-à-terre. » Je n'arrêtais pas de faire cet aller-retour. En fait, j'ai compris qu'on avait un vrai problème : la confiance. Nous sommes actuellement dans une société qui ne se fait plus confiance. Même quand on se fait confiance, le problème suivant, c'est la bienveillance. La confiance doit durer. Avec ces allers-retours entre le hors sol et le in vivo, derrière vous, des choses se désagrègent. C'est peut-être pour ça - sans tirer de conclusion - que notre monde associatif se porte si mal, que l'économie sociale et solidaire peine encore à créer des emplois, à régler les choses qui vont mal dans le monde, etc. On pourrait se dire : « Il est rentré chez lui, il a arrêté », mais non, pas du tout, j'ai commencé à m'intéresser à ce qu'on voyait entre le hors-ligne et le en-ligne. Et là, j'ai découvert les tiers lieux, d'abord par un sociologue qui avait écrit une étude pour Starbucks Coffee où il expliquait qu'il y avait des tiers espaces. Là, j'ai compris que contrairement à ce qu'on m'avait appris, la technologie revenait à sa vraie place d'outil, et que ce sont les gens qui poussaient des cultures et des mythes - très important ! Qu'est-ce qu'un tiers lieu ? Je pourrais vous en parler des heures, je suis un passionné. C'est d'abord un endroit où on vient travailler pour soi. Ce n'est jamais un lieu qui est trop ou pas assez animé. On vient pour soi, on ouvre son ordinateur - et ça concerne tous ces travailleurs nomades qui utilisent de plus en plus les ordinateurs - et on se connecte. Et ça, ça a donné le télétravail. Rapidement, c'est l'ennui, donc on a voulu travailler avec d'autres, et ça a donné le coworking, un mouvement américain qui est arrivé en Europe, et on mélange le travail seul ou à plusieurs. Ces gens qui travaillent différemment vivent différemment, que ce soit dans leurs amplitudes horaires ou leurs modes de consommation. Au lieu de se vendre, on se donne, on se prête, on se loue. Puis sont arrivées les imprimantes 3D, dont vous avez entendu parler. On n'en est pas à la révolution industrielle de Rifkin, mais on commence à en avoir dans tous ces tiers lieux, et on peut réparer la télécommande, prototyper un objet qu'on n'a pas, imprimer une pièce d'une armoire IKEA. On vit donc un peu différemment. Ce qui me passionne, c'est que ce sont des gens qui entreprennent autrement, qui se sont réappropriés le mot « entreprendre » si galvaudé, et qui peut-être ne plaisait pas à l'ESS, à l'éducation populaire. Revenons sur le mot « entreprendre ». C'est tout simplement faire à plusieurs, faire ensemble. Rémunéré ou pas, j'ai entrepris une œuvre. Et ces tiers lieux ont une autre façon d'entreprendre. Si dans ce travailler, vivre et entreprendre autrement, vous ne parlez plus de rôles, grades, chefs, argent ou pas d'argent, mais de rôles et postures, vous remettez de la poésie. C'est ce que j'aime dans les tiers lieux, on parle de concierges, veilleuses, jardiniers, ce qui change beaucoup de choses. Ne cherchez pas un tiers lieux, pas besoin de militantisme, on le vit, point barre. Il faut le vivre : vous venez une, deux fois. Vous en visitez un, deux, et là vous comprendrez l'ADN des tiers lieux. Le Comptoir Numérique, c'est une bande de crapauds fous, à St-Étienne, qui avaient envie de mélanger médiation numérique, coworking et hacker-space de façon spontanée. On a appris en marchant et ça a donné le Comptoir. Derrière, on a rencontré plein de gens, et on a créé la Communauté Francophone des tiers lieux. On a démarré à six, et on est, actuellement, 1 700-1 800 en francophonie. C'était il y a à peu près trois ans. On en n'est pas restés là, et on s'est dit que, quitte à faire un tiers lieu, il faut partager la recette, donc on a créé une méthodologie, Movilab, et on a commencé à documenter tout ce que nous faisions. Très important : il ne faut pas rester juste derrière son ordinateur, rien ne remplacera une petite bière bue à Lille avec mes amis lillois, ou un repas entre midi et deux. Et c'est comme ça qu'on apprend comment les autres font, c'est important. Étant entrepreneur, j'ai besoin de travailler, donc le matin, je fais du coworking, et l'après-midi du slow tourisme, c'est-à-dire que ce que je vis fait partie intégrante de mon travail. C'est ça la magie, se laisser aller, dans une société où on contrôle un peu tout. À côté de ça, avec quelques amis, on a décidé d'organiser le 1er Tour de France du Télétravail et des Tiers lieux, qui est un peu le réceptacle de tout ça, et on a fait entre 20 et 30 villes. C'est maintenant la 2e année de ce tour de France, et c'est passionnant car on rencontre des gens relativement brillants. Voilà, vous savez à peu près tout sur les tiers lieux. Il s'en crée tous les jours en bas de chez vous. Ce sont des lieux qui se revendiquent tiers lieux, pas de bâtiment, de grues, ni d'ouvriers, mais des gens qui font, qui essaient de changer la société, en étant moins dans le dogme ou le prêche, que dans le faire. Ils font, tout simplement. Quelqu'un m'a mis ce livre dans les mains, pendant mon voyage de « co-wo-slow tourisme », et m'a dit : « Tu devrais regarder ça. » Et là, ça a été un gros bouleversement. À chaque page, je lisais la page de garde, en pensant : « C'est nous. » J'avais l'impression de voir les gens que j'avais vus à Paris, à Lille, etc. Comme on nous l'a dit à l'accueil, on vivait nos crises à notre manière, Pourquoi ? Parce qu'on y rencontre des gens fabuleux. On en a parlé, ce soir, sur Steve Jobs, etc. qui veut changer la société. On se réfère à ceux qui ont eu des réussites. Des Steve Jobs, des grands inventeurs, vous en voyez tous les jours dans ces tiers lieux, et c'est passionnant. En termes de technologie, même si j'ai une culture geek, j'ai arrêté assez tôt. Vous m'avez vu à 17 ans, ce n'était plus vraiment ça. Mais je côtoie des technologies tous les jours, quand je travaille pour moi sur mon ordinateur. Un Raspberry, un Arduino, je ne savais pas ce que c'était il y a un an. Aujourd'hui, je les maîtrise. Et tout ça, sans formation, j'ai simplement vu comment ils s'utilisaient. Troisième point de comparaison avec ces premiers geeks et hackers, ce sont les lieux. Vous voyez là le premier ordinateur de la société IBM qui n'aurait pas pu être une des trois sociétés mondiales les plus importantes, si le jour, les ingénieurs n'étaient pas venus fabriquer les ordinateurs, et la nuit, les hackers, les petits jeunes du 3e, n'étaient pas montés et corrigeaient les erreurs des spécialistes. C'est tout ça qui a fait qu'on a eu le succès de l'informatique que l'on connaît aujourd'hui. C'est très chouette les technologies qu'ils ont sorties, mais ce sont peut-être les garages dans lesquels ils les ont fabriquées sur lesquels on aurait dû se fixer à l'époque. Je suis persuadé que plein de gens doutent, mais vous êtes déjà dans une société 2.0, là, dans votre poche. Vous pouvez ouvrir vos smartphones ou vos ordinateurs, que vous ayez 20 ans ou 80 ans, comme ma grand-mère qui a Facebook et Twitter, voilà ce que ça a donné. Pourquoi avez-vous cette société 2.0 dans votre poche ? Eh bien, parce qu'on a fait des choix - simplicité, design - et aujourd'hui, pas une entreprise ou structure ne travaille sans ordinateur. Le développement de ces technologies n'a pas empêché celui de nouvelles activités professionnelles. À ma connaissance, tout le monde utilise ces outils. Une chose m'a beaucoup plu, c'est le petit troisième, dont on parle moins, mais qui pourtant est libre, c'est le fameux GnuLinux. Ici personne n'utilise GnuLinux. Non, vous n'utilisez pas GnuLinux mais une distribution, et c'est ça qui est fabuleux : le capital informationnel commun à l'intérieur de ce logiciel appartient à tout le monde. À partir de lui, vous pouvez fabriquer votre distribution, qui s'appellera Ubuntu, Fedora, Mint, et ce sont eux que vous utilisez. GnuLinux est simplement un patrimoine informationnel commun. L'avantage de travailler sur un patrimoine commun, c'est qu'on ne fait pas que de la technologie, mais on permet aussi d'influencer de grands mouvements, en l'occurrence Wikipedia, OpenStreetMap, le projet de cartographie libre dont je ne pourrais pas me passer. Voilà l'avantage du libre par rapport au propriétaire. Il est parfois moins simple, moins design, mais il vous permet de faire beaucoup plus de choses. Alors ça m'a paru évident, mais il y a un an ou deux, je n'arrivais plus à dormir, persuadé que nous avions inventé l'ordinateur du XXIe siècle. Si on compare nos tiers lieux, ce sont bien des lieux, des espaces, tous différents, comme vos ordinateurs, HP, IBM: vos coquilles sont différentes. À l'intérieur, il y a un système d'exploitation. Que vous ayez choisi le simple, le design, le libre, ce système est un langage qui permet à la machine de tourner. Puis vous avez des logiciels. Pourquoi ne pas réfléchir à Disco Soupe, Ouishare, Makesense, ces mouvements qui dans le hors sol emmènent des tas de gens. Ouishare a réuni, en un an, 46 pays sur la consommation collaborative. Et si on y réfléchissait en terme de logiciel pour nos tiers lieux ? On aurait moins besoin de parler et on pourrait agir. Enfin, dernier point, les groupes d'utilisateurs, comme ceux qui ont amélioré le GnuLinux de l'époque. C'est toujours trop court pour parler d'une passion, et si certains pensent que je ne suis pas concret, on va être très concret pour finir. La concrétude est un mal dont nous souffrons tous en ce moment. Dès que vous dites quelque chose de différent, on demande d'être concret. C'est une injure car la concrétude, pour un chômeur, c'est toucher son salaire en fin de mois, pour quelqu'un à la rue, c'est dormir, pour un grand patron, c'est d'éviter que 10 000 personnes se retrouvent au chômage. Chacun a sa façon d'être concret. Si vous voulez qu'on le soit, ça va être simple : aujourd'hui, il se crée des tiers lieux partout, tous les jours, chez nous. Et ce sont des jeunes, des vieux, des gens qui travaillent, des gens cherchant à entreprendre, qui les créent. Ils n'ont pas besoin de faire des TEDx. Par contre, ils ont envie de vous aider, de nous aider globalement, et ils aimeraient que cette façon de travailler, vivre, entreprendre autrement, ils puissent la partager comme un réseau internet avec d'autres, car chacun se spécialise dans une particularité. Certains sont très bons en mobilité, ils ont réfléchi aux nouvelles façons de se prêter des vélos, des voitures ou de les louer entre particuliers. D'autres sont très bons sur l'éducation, d'autres sur l'emploi. Tout va dépendre. On a une envie de les connecter ensemble. Pour ça, il faut que ces tiers lieux aient un patrimoine informationnel commun. On veut y mettre des labels, ce qui est très français, et c'est pour ça que nous redemandons du libre et de l'opensource, sans label, puisque depuis des années, on nous colle des labels, récemment « French Tech » ou « Fablab ». Là où il y avait de la coopération, ces labels ont mis de la compétition, et du coup, ça ne marche plus. Donc notre envie, c'est de nous connecter, notre besoin, c'est de fabriquer un patrimoine informationnel commun. Je fais appel aux designers : si vous n'êtes pas complètement convaincus qu'on a inventé l'ordinateur du XXIe siècle, venez nous aider, car il ne manque plus qu'une interface design, et, après çà, les tiers lieux, faites-les vous-mêmes ! Merci. (Applaudissements)